Au moment même où le français prenait de plus en plus d'importance face aux langues régionales (la Révolution française a marqué un tournant dans la généralisation du français), quelques amis autour de Frédéric Mistral et Joseph Roumanille fondaient le Félibrige, mouvement de défense et d'illustration de la langue d'oc. La naissance officielle a eu lieu au château de Font-Ségugne (Châteauneuf-de-Gadagne, Vaucluse), le 21 mai 1854, jour de la sainte Estelle.
Le jour où Frédéric Mistral terminait son poème Mirèio (Mireille), véritable manifeste de la poésie provençale, le 2 février 1859, naissait à Embrun Auguste Thouard, fils d'un maçon et d'une mercière. Comme d'autres, il allait apporter sa contribution au développement du Félibrige dans les Hautes-Alpes, département qui, rappelons-le, appartient totalement à l'aire du provençal.
Le mouvement de renaissance et de préservation du provençal haut-alpin, et son intégration au mouvement de Félibrige, fut essentiellement l’œuvre de Paul Guillaume. Il réussit à ce que le congrès du Félibrige ait lieu à Gap en 1886.
Devenu avoué, Auguste
Thouard resta toute sa vie dans sa ville natale. Très
impliqué dans la vie locale, il fut un des animateurs du
syndicalisme agricole. Très
éphémère maire d'Embrun, il ne
persévéra pas dans
la carrière politique. En 1910, il publia une vingtaine de contes, des chansons, des comptines, des proverbes, etc. en dialecte embrunais, une des variantes du provençal haut-alpin. Par cette œuvre, il contribua à fixer le parler embrunais, tout en fournissant un large vocabulaire sur la vie quotidienne.
C'est ce petit livre que je présente aujourd'hui, probablement tiré à fort peu d'exemplaires :
Quand me bressavoun. Fatorgos, Faribolos, Vieos Chansouns et Prouverbes. Dialeite de l'Embrunes.Gap, Imprimarié Jean e Peyrot, 1910, in-12, 160 pp., une planche photographique en noir et blanc (portrait) hors texte (Pour en savoir plus,
cliquez-ici.)
Il est dédié à sa mère Virginie Garcier, qui fut l'inspiratrice de ce recueil ("Quand me bressavoun" peut se traduire par "Quand on me berçait"). Elle était originaire de Saint-Apollinaire, dans les Hautes-Alpes, petit village au-dessus du lac de Serre-Ponçon, proche d'Embrun. Il reprend les textes qu'elle lui disait ou chantait lorsqu'il était "pechoun".
Les 22 contes qui constituent ce recueil sont souvent des petites scènes de genre de la vie quotidienne, où l'on voit apparaître tout un petit peuple embrunais dans ses activités quotidiennes et ses distractions. Quelques-uns sont des fables morales ou grotesques, qui mettent en scène l'arrivée au Paradis. Il y a souvent le parti pris de l'expression d'une sagesse populaire. A l'occasion, l'auteur ne recule pas devant des situations ridicules ou scatologiques, mais jamais grivoises.
Ces textes ont une dimension folklorique intéressante pour une évocation de la vie traditionnelle dans l'Embrunais au milieu du XIXe siècle. Néanmoins, comme le fait très justement remarquer Arnold Van Gennep dans Les Hautes-Alpes traditionnelles à propos d'Auguste Thouard et d'autres auteurs similaires : "leur inconvénient est que ces auteurs n'ont procédé le plus souvent que par allusion, en supposant connues de tous les coutumes populaires au milieu desquelles se meuvent leurs personnages."
Auguste Thouard est mort en 1925. On le voit parmi ses amis sur une belle photo où l'on croit voir revivre tout un monde disparu de notables IIIe république. On reconnaîtra Clovis Hugues, dont j'ai déjà parlé.
Ce petit ouvrage d'Auguste Thouard étant devenu introuvable, à l'instigation du fils de l'auteur,
Auguste Thouard (1895-1985), une nouvelle édition en a
été donnée en 1975, reproduisant
à l'identique l'édition originale,
accompagnée de quelques documents supplémentaires,
tous en embrunais ou provençal : un conte inédit
(seul reste d'un ensemble plus vaste disparu dans l'incendie de
l'imprimerie Louis-Jean à Gap), le fac-similé
d'une lettre de Frédéric Mistral, un
discours d'Auguste Thouard prononcé sur la tombe d'Eugène Plauchud
et l'épitaphe de sa tombe. L'avant-propos rappelle
que cette réédition fait suite aux vœux de
nombreuses personnalités de la culture provençale
(F. Mistral neveu, P. Pons, etc.)
Enfin, en 1983, une
troisième édition, financée par
Auguste Thouard fils, permet de mettre à disposition une
traduction en français de l'œuvre d'Auguste Thouard. Dans
son avant-propos, Paul Pons s'explique sur le choix de
faire une traduction et sur les difficultés
rencontrées. Ce travail est l'œuvre de Mme Buhr-Mottet,
mais une quarantaine de mots posait problème. Une enquête auprès de locuteurs régionaux permit de
lever ces dernières difficultés.
Le texte d'Auguste Thouard est celui de la 2e
édition. Quelques documents supplémentaires, un
avant-propos de Paul Pons, Majoral du Félibrige, et une
iconographie enrichie complètent cette édition.
Cette traduction est précieuse car elle permet à ceux qui, comme moi, ne connaissent par le provençal de se familiariser avec la saveur de ces contes. Il y a un conte sympathique dans lequel il met en scène son grand-père, Guillaume Garcier, né à Saint-Apollinaire en 1793 : Lou
chapèu de moun païre gran (Le chapeau
de mon grand-père). Dans l'édition de 1983, il est illustré de ce dessin qui ne représente probablement pas son grand-père, mais qui est représentatif de la façon de s'habiller au
début du XIXe siècle dans
les Hautes-Alpes.
Pour finir, l'exemplaire provient de la bibliothèque de Clément Guigues avec son
ex-libris
collé sur le premier contre-plat.
Clément Guigues (Embrun 25 mai 1863 - 20
février 1938)
est le fils de l'illustrateur Emile Guigues. Ancien receveur de
l'Enregistrement, il était aussi collectionneur et bibliophile. Son ex-libris a été dessiné par son père.
Pour ceux de mes lecteurs qui, à leurs heures perdues, s'intéressent à l'immobilier de bureaux, ils pourraient faire un lien entre Atis Real Auguste Thouard et notre auteur. C'est effectivement le fils d'Auguste Thouard, aussi prénommé Auguste, qui créa cette activité avec ses frères.