samedi 27 octobre 2012

Victor Lagier, libraire à Dijon,... et libraire haut-alpin

Tous les bibliophiles ont sûrement entendu parlé, au moins une fois, de Gabriel Peignot, célèbre pour son Manuel du Bibliophile, ou Traité du Choix des Livres, paru à Dijon en 1823. Les plus savants (comme les bibliomanes modernes bourguignons...) se rappelleront qu'une bonne partie de sa production a été publiée par Victor Lagier, libraire à Dijon. Enfin, une proportion encore plus restreinte de nos bibliophiles se rappellera immédiatement que Victor Lagier était un libraire originaire des Hautes-Alpes.


J'ai déjà eu l'occasion de parler de quelques libraires de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles qui étaient originaires des montagnes des Hautes-Alpes. Je renvoie à ces quelques billets sur mon blog ou à ces pages sur mon site :
  • La famille Gauthier, du Noyer en Champsaur, à l'origine de la dynastie des Gauthier-Villars. J'ai prononcé une conférence sur l'histoire de cette famille de libraires : cliquez-ici.
  • Dominique Villars, futur botaniste, qui a eu une expérience de colporteur-libraire : cliquez-ici.
  • Louis Fantin, un libraire briançonnais, à Paris : cliquez-ici et cliquez-là.
  • Les libraires briançonnais qui ont dominé la librairie portugaise, et plus précisément lisboète, à partir du XVIIIe siècle : cliquez-ici.
  • Le libraire Carilian-Gœury : cliquez-ici et cliquez-là.
Aujourd'hui, je m'intéresse à Victor Lagier (1788-1857). Qu'est-ce que motive un tel intérêt aujourd'hui ? Tout simplement que j'ai découvert récemment que ses mémoires avaient été publiés. Je viens de les lire et ce billet en est un rapide compte-rendu

Acte de baptême de Victoir Lagier

Comme il se doit, Victor Lagier a fait l'objet d'une notice dans : Les imprimeurs et les libraires dans la Côte d'Or, de Clément-Janin, Dijon, 1883. Ces quelques extraits sont un bon résumé de la vie de Victor Lagier :
Lagier fut à la librairie dijonnaise, ce que Palliot, Causse et Frantin avaient été à l'imprimerie. C'était un novateur.
Il naquit le 22 décembre 1788 à Laulagnier, canton de Saint-Bonnet (Hautes-Alpes), d'humbles laboureurs : le sixième de neuf enfants. A neuf ans, sachant à peu près lire, écrire et compter, on l'envoya garder les chèvres dans un village voisin. Tourmenté du besoin d'apprendre, il mit à profit, pour s'instruire, ses longues heures de solitude, et travailla avec tant d'ardeur qu'à quatorze ans il était à même de diriger une école et de tenir les livres d'un commerçant.
La commune de La Balme choisit Victor Lagier pour instituteur, bien qu'il n'eût que 17 ans; mais jugeant bientôt l'enseignement sans avenir, il le quitta, après une année d'exercice, pour se consacrer au commerce des soieries, et signa à Lyon, le 25 avril 1805, un contrat d'apprentissage.
Ce n'était pas encore là son idéal. Le goût de Victor Lagier pour les livres s'était développé jusqu'à la passion : il n'y résista plus et abandonna la barre du canut pour la balle du colporteur.
Sans ressources (l'apprentissage avait tout épuisé), il emprunta six francs avec lesquels il se procura des almanachs, des contes de fées, et autres spécimens de la librairie populaire d'alors, qu'il revendit avantageusement sur les quais de Lyon. Dur à la fatigue, vivant de rien, après quelques mois de travail, et malgré les douleurs qui le retinrent à l'hôpital, Lagier avait amassé un pécule qui tenta la cupidité d'un confrère, son compatriote et son ami. Abusant de son inexpérience, ce libraire lui vendit un assortiment de livres sans valeur. Lagier, ruiné par ce marché désastreux, se fit successivement écrivain public, manœuvre et moissonneur, pour échapper à la faim.
Cependant, les livres l'attiraient de nouveau. A force de courage, de persévérance, de privations, aidé aussi par un homme de bien, Lagier se releva, et reprit avec joie la balle du bizouard. Le sort devait encore se jouer et de sa jeunesse et de sa bonne foi.
Certain confrère, alléché par ses économies et frappé de ses aptitudes, lui offrit une association, le mettant en apparence à la tête d'un établissement important. Ce traité, accepté avec transport, obligea bientôt Lagier à payer les dettes cachées de son associé et à remonter encore son rocher. Il ne lui restait, du beau rêve entrevu, qu'une misérable pacotille avec laquelle il arriva à Dijon au mois de mai 1809.
Une planche posée sur des tréteaux, au Coin-du-Miroir, et à peine garnie de bouquins, telle fut la première assise de la fortune que Lagier devait édifier. Il quitta bientôt cette boutique en plein vent pour occuper dans la rue Rameau, le portique du Musée, ouvert comme aujourd'hui, et dont il avait compris l'importance pour le commerce de détail.
Ces modestes débuts excitèrent pourtant la jalousie des libraires dijonnais. Ils mirent la police aux trousses de Lagier, parce qu'il n'avait point de brevet, tout en lui refusant le certificat d'aptitude nécessaire pour l'obtenir. Ces persécutions l'obligeaient souvent à déplacer son étalage, et même à le transporter dans les villes voisines. Les libraires de Dôle et de Besançon se montrèrent plus généreux et, grâce à leurs attestations favorables, le brevet de libraire de Lagier fut signé le 4 février 1811.
[...]
Désormais fixé à Dijon, Lagier ajouta à son commerce des "livres modernes et de nouveautés", celui des vieux livres. L'heure était propice, et bientôt le portique du Musée devint un des lieux de réunion des bibliophiles. C'était dans ce passage malsain (Victor Lagier eut le courage de l'habiter pendant plus de vingt ans), que Maret de Charmoy, les deux Baudot, de Mimeure, Amanton, Gabriel Peignot, de Rochefond, Girault, de Meixmoron, Bernard Joliet, ainsi que de nombreux amateurs étrangers, trouvaient les raretés dont ils enrichissaient leurs collections, et sauvaient de la destruction tant de débris précieux du savoir et de l'esprit d'autrefois.
[...]
Il avait alors une des plus importantes librairies de province. Au commerce de détail, il ajouta, sur une grande échelle, la publication des livres. [...]
 Dès 1837, Victor Lagier avait remis sa librairie de détail. Il ne quitta définitivement les affaires qu'en 1848, après avoir divisé entre plusieurs éditeurs de Paris et de Dijon, le fardeau de ses nombreuses publications.
[...]
Victor Lagier mourut en revenant des eaux de Louèche, à Martigny (Valais), le 31 août 1857.
Clément-Janin termine sa notice en annonçant qu'il "a laissé des Mémoires pleins d'utiles enseignements, d'appréciations curieuses sur les hommes et les choses de son temps, qu'il serait intéressant de publier." La notice de Clément-Janin est d'ailleurs un bon résumé de ces mémoires. Or, ces mémoires ont été publiés en 2009, de façon assez discrète.


Leur lecture est effectivement pleine d'intérêt. La jeunesse et la formation de Victor Lagier sont particulièrement développées. C'est une intéressante évocation de la vie d'un jeune paysan, issu d'une famille aisée, tout du moins selon les critères de sa région, que les conditions familiales et un contexte local, qui poussent les cadets à tenter l'aventure pour se faire une place au soleil, ont conduit à suivre sa propre voie, malgré son défaut d'éducation. C'est une évocation instructive d'un monde de libraires qui oscillent entre le colportage, parfois à grande échelle, et la librairie. Lorsqu'on parle de colporteurs de livres, il ne faut pas l'imaginer ainsi :


mais plutôt comme des marchands-forains, qui transportent leur malles de ville en ville.

Sur l'instruction, rappelons que Victor Lagier a bénéficié de cette instruction de base qui était donnée dans les villages des Hautes-Alpes, permettant d'acquérir les savoirs pratiques permettant à un future propriétaire-cultivateur de mener ses affaires. Cette instruction n'incluait évidemment pas les fameuses Humanités qui distinguaient l'honnête homme de l'époque et lui offraient une aisance pour se mouvoir dans la culture de son temps. L'absence de cette culture a, semble-t-il, fait souffrir Victor Lagier, qu'il a compensée par un travail assidu pour maîtriser les savoirs de sa profession.

L'intérêt majeur de ces mémoires est de voir comment l'on pouvait passer de la pauvreté à l'aisance, revenir au dénuement, puis se refaire, si tant est que l'on faisait preuve d'initiative et de persévérance. On y voit aussi le poids des réseaux familiaux (il met le pied à l'étrier de ses frères, même s'il est amené à le regretter pour l'un d'eux), ainsi que le réseau de ses compatriotes hauts-alpins, même si, là-aussi, il sera victime de son inexpérience et de leur roublardise un peu malhonnête.

Dans quelques chapitres en fin d'ouvrage, il révèle le secret de sa réussite. Ne vous attendez-pas à une découverte ! C'est un éloge des valeurs bourgeoises de travail, d'épargne, de probité, de prudence, de sobriété et d'initiative calculée. Paresseux, viveurs, rentiers, dilettantes, passez votre chemin, les principes de Victor Lagier ne sont pas pour vous si vous ne consentez pas à renoncer à vos mauvais penchants, surtout si vous souhaitez devenir libraires ! Même s'il y a un peu de naïveté parfois dans ces pages, c'est un bel exemple d'un homme qui, guidé par sa passion pour les livres, s'est peu à peu révélé un spécialiste et un vrai amoureux des livres, même s'il a toujours été conscient qu'il lui a manqué un instruction plus développée (il ne sait pas le latin, par exemple) qui lui aurait permis d’exercer plus facilement son métier.

Accessoirement, si vous voulez savoir comment se marie un jeune homme en ces années de romantisme naissant (Chateaubriand a publié quelques années auparavant Atala et René), ce court passage nous instruira :
Mes affaires étaient alors en bonne voie. Dans la seule année 1812, je réalisais près de quatre mille francs de bénéfices. Ces succès m'attachèrent davantage à mon commerce, pour lequel l'expédition de Russie commençait pourtant à m'inquiéter. Le besoin d'hommes pouvait aussi amener une nouvelle levée de conscrits et j'avais lieu de craindre d'y être compris.
Monsieur Schut, contre la maison duquel j'avais fait mon premier déballage à Dijon et qui m'était resté attaché, me conseilla de quitter le célibat pour différer au moins mon appel et me proposa un parti très honorable. Il chargea de me faire agréer, et dans l'automne de cette année, il négocia mon mariage avec mademoiselle Thérèse Mélanie Gresely, fille aînée de madame Anne Marie Gresely, veuve de monsieur André Gresely, maîtresse de verrerie à Spoix, commune du département de l'Aube. Monsieur Schut s'approvisionnait à cette verrerie; il avait la confiance de la maison et la méritait. On s'en rapporta donc à lui de part et d'autre et, après quelques entrevues, ma demande fut accueillie.
On est loin du romantisme ! Mais rien dans ses origines et sa culture personnelle ne le prédisposaient à l'amour romantique. Comme pour ses ancêtres, le mariage était aussi une affaire d'intérêts bien compris.

Je reviens rapidement sur le libraire malhonnête qui a abusé de son inexpérience. Il s'agit du libraire Arnoux Millon de Lyon, natif de Poligny, dans les Hautes-Alpes (village voisin du hameau natal de Victor Lagier). Le hasard étant ce qu'il est est, un des ouvrages de ma bibliothèque contient, collée au premier-contre-plat, une belle étiquette du libraire Millon, alors installé quai Villeroy à Lyon (ce quai, devenu le quai Saint-Antoine, est encore le lieu des bouquinistes).


Pour finir, quelques regrets sur cette édition. D'abord, elle aurait mérité d'être accompagnée d'un minimum d'appareil critique, même réduit à quelques notes explicatives, pour donner plus de sens à ce texte. L'autre regret est que le texte aurait nécessité une relecture plus attentive. Si on veut bien passer sur les fautes de frappe, voire les erreurs de lecture évidentes ("mire" au lieu de "nuire"), quelques vérifications des noms propres auraient évité de parler de "Cournon" au lieu de "Tournon", ou du président Bonbier, auteur des Coutumes de Bourgogne, alors qu'une simple vérification dans Google (je n'en demande pas plus) aurait permis de lire correctement Bouhier...

On ne souhaite pas à cette édition de suivre le chemin de l'épicier qui, semble-t-il à l'époque et à en croire Victor Lagier, était le destin naturel des invendus de la librairie !

 Vue aérienne du bocage Champsaurin autour de L'Aulagnier, hameau natal de Victor Lagier

  Vue aérienne de L'Aulagnier à Saint-Bonnet-en-Champsaur

Cette notice sur un hôtel particulier, l'hôtel Lory, de Dijon acquis par Victor Lagier en 1842 donnera une idée sur le chemin parcouru (cliquez-ici) :


samedi 20 octobre 2012

Alpes fleuries, Gap, 1898

Loin de la capitale, en ce XIXe siècle finissant, il existait aussi dans nos provinces, à Gap par exemple, le désir de publier des beaux livres, sur un papier de qualité, bien illustrés, sous une belle présentation. C'est une livre comme celui-ci que je présente aujourd'hui.


Sous une chemise couverte de soie verte, à lacets, sont rassemblées 12 feuillets sur papier du Japon, dont 9 portent un poème dédié à une fleur des Alpes, illustré d'un dessin en arrière plan représentant un paysage de nos montagnes (Hautes-Alpes, Savoie, Dauphiné).










Paru en 1898, ce petit recueil est l’œuvre de deux frères, Georges et Raoul du Lédo, pseudonyme qui cachent Georges et Raoul Chapuis, dont la renommée n'a guère survécu à leur bref coopération de la fin de siècle.En effet, Georges écrivait et Raoul illustrait.


Cet exemplaire porte le n° 312. J'avoue être sceptique car une telle publication, probablement à compte d'auteur, ne devait pas atteindre un tel tirage. C'est d'ailleurs la première fois en 15 ans que je le vois. A défaut d'autres information, je la prends pour tel.

Je sais que ce petit ouvrage "bibliophilique" reste bien modeste, surtout lorsqu'on le compare aux belles productions de l'époque. Néanmoins, "tel qu'il est, il me plaît" !

Pour un description plus complète : cliquez-ici.

jeudi 11 octobre 2012

La voie romaine de l'Oisans, plaquettes de 1865 et 1878

Tous ceux qui s'intéressent au régionalisme savent que la bibliographie fourmille d'ouvrages sur des recherches souvent très pointues d'histoire locale. La tracé de la Voie romaine à travers l'Oisans est de ceux-ci. Certes, la question est difficile à résoudre car, dans ces pays montagneux, quelques obstacles paraissent avoir opposé une barrière infranchissable au tracé de la voie. Dans le cas présent, les gorges de l'Infernet (Infernet = Enfer) était un de ces obstacles.

Je n'ai pas fait la bibliographie complète des savants et archéologues qui ont publié sur la question. Sachez que dans l'ouvrage Patrimoine en Isère. Oisans., publié en 2001 par le Musée Dauphinois, Jean-Pascal Jospin fait le point sur la question et, au passage, en profite pour proposer sa propre hypothèse. Si certains d'entre vous se sentent une âme de chercheur, ils peuvent apporter leur contribution...

Ce préambule pour introduire la rare réunion de ces deux plaquettes quasi introuvables du docteur Joseph-Hyacinthe Roussillon (1808-1895), de Bourg d'Oisans qui a apporté sa contribution à la question, d'abord en 1865, puis en 1878.



Malgré l’exercice d'une profession difficile à cette époque, ses quelques loisirs, complétés de ses propres recherches sur le terrain, lui ont permis de proposer sa propre hypothèse. Je ne la détaillerais pas. Elle est bien représentée sur cette carte.


Il suffit de savoir qu'ils se fonde sur les quelques restes archéologiques qui ont pu être découverts, mais surtout sur l'étymologie d'un certain nombre de lieux. Il cherche en particulier à identifier les stations de la carte de Peutinger. Ses raisonnements restent très souvent conjecturaux, n'hésitant pas à « tordre » les étymologies pour conforter ses hypothèses. Au passage, il a pressenti que le climat de l'époque romaine était moins rude que de son temps, ce qui permettait d'imaginer l'hypothèse d'une route qui déroulait son tracé à plus de 1 800 mètres d'altitude.

Cette carte de l'ouvrage de J.-P. Jospin montre que de nombreuses hypothèses ont été envisagées.


Pour illustrer cette voie romaine :

Un dessin anonyme de 1859 qui représente la voie romaine de l'Oisans. 
Le point de vue n'est pas complétement identifié.
Il doit s'agir du début de la vallée de la Romanche, dans la partie que l'on appelle l'Infernet.

La porte de Bons, dans Monumens celtiques, de Jacques Cambry, 1804


La porte de Bons photographiée par H. Ferrand

Pour plus de détails, voir les notices sur les deux plaquettes du docteur Rousillon (cliquez-ici), l'ouvrage de Jacques Cambry : Monumensceltiques ou Recherches sur le Culte des Pierres et la plaquette d'Henri Ferrand : Une collective à la Porte Romaine et au Col de l'Alpe. 21 mai 1905.