dimanche 18 décembre 2016

La première ascension de la Barre des Ecrins

Lors d'une conférence prononcée en août 2015 à Vallouise, des historiens locaux, Olivier Joseph et Paul Billon-Grand, ont défendu l'idée que le sommet des Écrins avait été gravi pour la première fois en 1853 par le capitaine Meusnier, dans le cadre des opérations de levé de la carte d'état-major, précédant de quelques années la première "officielle" réalisée par Whymper, Moore, Walker et les guides Croz et Almer en 1864.

 Vue des Ecrins qui illustre le récit de la première ascension le 25 juin 1864

Tout était parti du constat que la minute de la carte d'état-major de la feuille de Briançon portait la mention "Sal", à côté du sommet des Écrins, à 4103 m. d'altitude, ce qui signifierait que ce sommet aurait porté un signal géodésique. Cela voulait donc dire que quelqu'un aurait atteint le point culminant du massif pour y construire ce signal. Suite à un raisonnement que je ne détaillerais pas ici, la conclusion était que le capitaine Meusnier avait probablement gravi ce sommet lors de sa campagne géodésique de 1853. Lors de cette même conférence, étaient étudiées les ascensions de différents sommets de la région durant les campagnes de levé de la carte de Bourcet au milieu du XVIIIe siècle. Mon propos aujourd'hui ne concernera que le premier point que je viens d'exposer.


Ces recherches voulaient aussi interroger la notions de première. Elles tendaient à mettre en valeur l'appropriation ancienne de la montagne par les populations locales, et plus généralement par tous ceux qui ne se réclamaient pas de l'alpinisme, dans le sens actuel du terme. Là aussi, en simplifiant, il s’agissait d'écrire une nouvelle histoire de la montagne avant l'histoire officielle de l'alpinisme, telle qu'elle a été écrite par les Anglais qui, les premiers, ont exploré ce massif, puis par les Français qui les ont suivis.

Développée lors de différentes conférences, une synthèse de ces réflexions a été publiée dans la revue l'Alpe, de l'été 2016.

Même si la démonstration était étayée, il manquait des éléments pour passer du stade de l'hypothèse, toujours stimulante, à une certitude ou quasi-certitude. A mon sens, il restait deux questions majeures à traiter pour confirmer ou infirmer cette hypothèse :
- Pourquoi une telle ascension est passée totalement inaperçue au moment où elle a eu lieu et, plus tard, dans tous les travaux des historiens du massif ?
- L'histoire de la carte d'état-major dans le massif des Écrins peut-elle apporter des éléments en faveur ou non de cette hypothèse ?

N'étant pas compétent sur l'histoire de la géodésie et sur les méthodes employées par les ingénieurs pour lever les cartes, je n'avais personnellement pas assez d'éléments pour me prononcer sur ce volet de la démonstration. En revanche, sur la première question, j'avais engagé une réflexion sur la base de ma connaissance de l'abondante littérature consacrée à l'histoire du massif des Écrins, ainsi que de ma familiarité - si j'ose dire - avec les personnalités qui ont été actives pendant la période qui nous intéresse, soit 1850-1900. 

Entre temps, les historiens Michel Tailland et Michèle  Janin-Thivos ont publié un ouvrage aux éditions du Fournel : Des ascensions oubliées ? Les opérations de la carte d’État-major de Briançon au XIXe siècle, qui reprend tous les éléments du dossier et qui, me semble-t-il, apporte une démonstration définitive que Meusnier a pu mener ses travaux sans nécessairement aller au sommet des Écrins pour poser son théodolite. La conclusion est que Whymper et ses acolytes sont bien les premiers à avoir atteint le sommet en 1864. La démonstration se fonde sur une analyse de la littérature sur le massif et, surtout, sur des documents inédits sur les opérations géodésiques dans le massif. L'ouvrage a été écrit en réponse à un débat récemment ouvert. Au-delà, il apporte une très importante et très intéressante contribution à l'histoire du massif des Ecrins et de sa découverte. Dans quelques années, lorsque tous ces débats seront apaisés, cet ouvrage restera une référence dans la bibliographie du massif des Écrins.



Pour ma part, je souhaite apporter des éléments complémentaires qui confortent ces conclusions. En particulier, j'ai trouvé un article de Tuckett, visiblement inconnu de tous les historiens du massif.

Je pense bien connaître l'histoire du massif et surtout les écrits qui le concernent depuis les récits des premiers explorateurs, au début du XIXe siècle, en passant par les travaux des écrivains locaux (Aristide Albert, Paul Guillemin, Henry Duhamel, etc.) et enfin les compte-rendus des premiers alpinistes anglais (Bonney, Tuckett, Whymper, etc.). Il faut y ajouter l'abondante littérature concernant le massif dans les différentes revues : Annuaire du Club Alpin français, Société des Touristes du Dauphiné, Revue Alpine, etc. Sur cette base-là, je n'arrivais pas à être convaincu qu'une telle ascension fût passée totalement inaperçue auprès de l'ensemble de ces acteurs, très présents au sein du massif. J'ai donc mené l'enquête de mon côté en suivant deux axes : les écrits de Tuckett et la position de Paul Guillemin. 

Commençons par F.-F. Tuckett.


Lors de la conférence, un des arguments se fondait sur l'article de F.-F Tuckett dans l'Alpine journal : Explorations in the Alps of Dauphiné, during the month of July, 1862, dans lequel il dit: "MM. Bourgeois, Courier, Cousinard, and Meunier executed that portion which is included in the copy supplied to me […]. From the large number of lofty summits ascended by them, [...]" que l'on peut traduire ainsi : "MM. Bourgeois, Courier, Cousinard, et Meunier ont réalisé la partie [de la carte d'état-major] qui est comprise dans la copie qui m'a été fournie [...]. Du très grands nombres de hauts sommets gravis par eux, [...]" La démonstration se poursuivait sur le sens de l'adjectif "lofty", concluant que ce terme désignait les plus hauts sommets du massif. Tuckett englobait donc le sommet des Écrins parmi ceux gravis par les ingénieurs français. Pour renforcer cet argument, était mis en avant l'appartenance de Tuckett aux Quakers, ce qui l'obligeait à un respect scrupuleux de la vérité et un refus total du mensonge. Lors de mes recherches, j'ai trouvé un texte de F.-F. Tuckett dans lequel il relate cette même exploration du massif des Écrins, texte dont visiblement personne ne connaissait l'existence : The Alps of Dauphiné, publié dans la revue de la Royal Geographical Society of London (Vol. 7, No. 1 (1862 -1863), pp. 43-46). Le contenu de l'article est peu ou prou le même que celui de l'Alpine journal, mais beaucoup plus condensé. Comme dans son article de l'Alpine Journal, il cite les ascension des sommets du massif par les ingénieurs de la carte, avec une formulation différente : "Of the large number of lofty peaks enumerated in the hypsometrical table, none but the two highest summits of the Pelvoux and five or six others of inferior rank (used as stations by the officers of the Etat Major) have been ascended" que je traduis ainsi : "Parmi le très grand nombre de hauts sommets énumérés dans la table d'altitudes [qui se trouve jointe], aucun n'a été gravi, à l'exception des deux plus hautes pointes du Pelvoux et de 5 ou 6 autres sommets de rang inférieur, qui ont été utilisés comme stations par les officiers de l’État-major". Ainsi exprimé, cela exclut explicitement les Écrins de la liste des sommets gravis par les ingénieurs de la carte d’État-major. Et comme Tuckett ne ment jamais...
Vous pouvez accéder à l'article complet à ce lien : cliquez-ici.
Vous pouvez accéder à une présentation de l'article de Tuckett dans l'Alpine Journal à ce lien : cliquez-ici.

L'autre axe de réflexion partait du constat que lors de la conférence du mois d'août 2015, toute l'attention se portait sur les alpinistes anglais. Il était alors avancé qu'ils avaient été les acteurs plus ou moins volontaires d'une écriture biaisée de l'histoire du massif, au service de leurs propres exploits, le tout dans le cadre de l'invention de la notion de "première". Ce biais introduit par ces premiers alpiniste dans leur discours tendait à nier toute possibilité d'une histoire de la montagne avant leur arrivée. Cet argument a du sens. Il a probablement joué dans la façon dont les différents acteurs ont eux-mêmes raconté leurs exploits. Je veux bien croire que les alpinistes anglais n'avaient pas l'ancrage local qui aurait pu les informer d'une ascension antérieure à la leur. Pour certains, la piètre estime qu'ils avaient pour les habitants de cette région aurait pu leur faire négliger cette information. Mais, à côté de ces Anglais, il y avait de nombreux acteurs locaux qui pouvaient se faire les passeurs ou les intermédiaires entre les habitants de la région et le monde des alpinistes. Ils avaient pour noms Aristide Albert, Henry Duhamel, Paul Guillemin, Henri Ferrand, Armand Chabrand, etc. Ils ont été totalement occultés lors de la conférence, probablement parce qu'ils représentaient ce lien entre deux mondes que l'on voulait opposer : les alpinistes anglais et les habitants du lieu. Pourtant leur rôle a été majeur. Je me suis plus particulièrement attaché à Paul Guillemin.


Excellent connaisseur du massif, pionnier de l'alpinisme, fondateur de la section du Club Alpin Français de Briançon, il était surtout un ardent collecteur d'informations sur le massif. Il est donc étonnant qu'il n'ait jamais entendu parlé de cette ascension de 1853. On peut opposer à cette argument le fait qu'il aurait été « victime », plus ou moins volontairement, de cet accès de déni collectif, orchestré par des alpinistes anglais prompts à mettre en avant leurs propres exploits. Je n'y crois pas. Ce qui caractérise Paul Guillemin est la très grande confiance dont il jouissait auprès de tous les acteurs du massif depuis les alpinistes anglais et français, jusqu'aux guides et aux plus modestes porteurs. Il est donc déjà étonnant qu'il n'ait pas eu écho de cette ascension par l'un d'entre eux. L'autre caractéristique est sa très grande honnêteté intellectuelle et son insatiable curiosité sur l'histoire du massif. Quelques exemples me permettent d'étayer ces deux aspects de sa personnalité. C'est lui qui a sollicité Victor Puiseux pour qu'il fasse le récit de son ascension de Pelvoux en 1848, ensuite publié dans les Annales des Alpes (1897, pp. 261-270). Il a publié une étude sur « Les voies anciennes des glaciers du Pelvoux » (Annuaire du Club alpin Français, 1886, pp. 3-41), qui se fondait en partie sur les témoignages d'habitants de la région. Il cite d'ailleurs l'ascension du capitaine Durand (pp. 15-16), en ajoutant : « Voilà tout ce que l'on sait de l'homme dont le pic 3,938 du Pelvoux immortalise le nom ; j'ai connu et interrogé plusieurs de ses porteurs sans faire plus de lumière ; Sémiond ne savait plus qu'une chose, c'est ''que le capitaine n'avait peur de rien'' ». Il signale à Coolidge un document sur l'ascension de Rochebrune en 1819, publié dans le Bulletin de la Société d'Etudes des Hautes-Alpes, 1888, pp. 339-340, que Coolidge publie ensuite avec un commentaire dans la Revue Alpine, 1907, pp. 26-27 . Il a publié dans la Revue Alpine, 1897, pp. 372-374 : « Une ascension du Mont Viso au dix-huitième siècle », à propos de la mention d'une ascension du Viso en 1786 perdue dans un obscur volume de poésies d'Houdan-Deslandes publié en 1808. Cependant, la meilleure preuve de cette attitude ouverte et en alerte sur la moindre information sur l'histoire du massif est cette petite note dans son article « Le secret de la Pyramide » (Revue dauphinoise, 1899, pp. 69-71), sur la recherche des restes de la pyramide élevée par Durand comme signal au Pelvoux. En note, il cite la mention d'une ascension du Pelvoux par Beaumont-Wilson Jolly et lance un appel : « Mes lecteurs m'obligeraient infiniment en me communiquant les renseignements inédits qui peuvent être en leur possession. Ainsi seraient réveillés, peu à peu, des coins d'histoire à peine entrevus. » Nul doute, en lisant cela, que si Paul Guillemin avait eu la plus infime information sur une ascension des Écrins par Meusnier, voire même une simple rumeur, il n'aurait pas hésité à partir à la recherche de plus d'informations. De tout cela je conclus que Paul Guillemin n'a jamais entendu parler de l'ascension de Meusnier, qui aurait nécessairement été accompagné de porteurs locaux. Ce n'est pas une preuve que cette ascension n'a pas eu lieu, mais cela commence à être une forte présomption qu'elle n'a pas existé. Surtout, on ne pourra pas arguer que Paul Guillemin, sur ce sujet précis, souffrait d'un biais de perception qui l'aurait rendu sourd à la plus infime mention d'une ascension oubliée.

dimanche 11 décembre 2016

Deux autres agendas P.L.M.

Il y a quelques mois, j'avais présenté des agendas P.L.M. (cliquez-ici). J'ai enrichi ma collection de deux nouveaux agendas, ceux des années 1922 et 1930. Ils sont moins riches en illustrations sur le Dauphiné et les Hautes-Alpes.


Couverture de l'agenda P.L.M. de 1922 :


Cet agenda contient une planche représentant Château-Queyras (Dauphiné), par René Péan:



Couverture de l'agende P.L.M. de 1930 :


Un texte concerne plus particulièrement le Dauphiné : Une rencontre au Lautaret, par Gabriel Faure, illustrés de dessins de Chem, dont l'un représente la Meije. La planche en couleurs correspondante est une vue de la place Grenette, à Grenoble, par Roger Broders :




Comme toujours, pour aller plus loin, vous pouvez vous rendre à la page que je leur consacre : cliquez-ici.

mardi 6 décembre 2016

La première description du massif des Écrins... en 1793.

Pour trouver la première description des différentes vallées qui forment l'actuel massif des Écrins, il faut se référer à un petit ouvrage de 1793, publié à Turin, à l'usage des militaires :
Noms, situation et détails des vallées de la France le long des grandes Alpes, dans le Dauphiné et la Provence,Et de celles qui descendent des Alpes en Italie, depuis la Savoie, jusqu'à celle de Saint-Étienne au comté de Nice. Extrait des Campagnes du Maréchal de Maillebois, par le Marquis de Pesay.


Dans ce message, je veux surtout mettre en exergue ce qu'il apporte à l'histoire de la connaissance du massif.

Dans cette page qui décrit les différentes rivières de la vallée du Vénéon :


on lit plus particulièrement :
Cette rivière [le Vénéon] reçoit quelques ruisseaux assez considérables.
1. Le ruisseau descendant du pied de la montagne d'Oursine, et coulant le long du vallon de la Pirade.
2. Le ruisseau descendant du pied de la montagne de l'Aiguille du midi, par le vallon de Châtelar, et tombant dans la Venéon, au dessous du hameau de la Bérarde.
3. Le ruisseau descendant de la pointe haute du Grand glacier, coulant le long du vallon de Selle, et allant tomber dans la Venéon, au dessous du village de Saint Christophe.
On peut mettre en rapport cette description avec la Carte du Haut-Dauphiné de Bourcet, dont elle est en réalité un véritable commentaire", comme le dit Henry Duhamel dans la réédition de 1894.


Comme on le constate, dans ce court extrait, le marquis de Pezay (ou celui qui est véritablement l'auteur de ce texte) nomme les Écrins (montagne d'Oursine), avec la rivière qui descend du glacier du vallon de la Pilatte (vallon de la Pirade), la Meije (Aiguille du midi), avec le vallon des Étançons (vallon de Châtelar) et, soit le Râteau, soit le Pic de la Grave (pointe haute du Grand glacier), avec le vallon de la Selle. C'est pour cela que l'on doit considérer ce texte comme la première description du Haut-Dauphiné et du massif des Écrins. Pourtant, il ne faut pas le réduite à ce seul massif, car il décrit longuement les vallées du Queyras et, plus généralement, toutes les vallées de la frontière entre la France et la Savoie et l'Italie. En revanche, les vallées éloignées de la frontières (Champsaur, Valgaudemar, etc, pour citer celles des Hautes-Alpes) sont absentes.
Pour connaître l'histoire complète de la publication et les discussions sur la part exacte du marquis de Pezay dans la rédaction, je vous renvoie à la page que je lui ai consacré sur mon site : cliquez-ici. Il y a une certitude, le contenu de cet ouvrage est directement issu des mémoires rédigés par François de La Blottière, dans ses travaux de reconnaissance militaire de la frontières vers 1709.
J'ai récemment acquis l'édition conjointe de Turin et Grenoble (voir la page de titre en début de message). J'en ai profité pour mettre à jour ma notice et surtout pour tenter de démêler les différentes éditions de ce texte. En réalité, il n'y en a 4 entre 1793 et 1794, entre Turin et Grenoble, sans qu'il soit possible, en l'état de mes connaissances, d'identifier la "vraie" édition originale. Pour ma part je possède une autre édition, qualifiée de "seconde édition", Turin, 1794. Elle est particulièrement rare, car il n'en existe aucun exemplaire dans les bibliothèques publiques de France (Source : CCFr).


C'est la même édition que celle-ci, avec la page de titre modifiée :

Enfin, autre lien avec le Briançonnais, les frères Reycends, premiers éditeurs de ce texte, sont originaires de Monêtier-les-Bains, appartenant à ce vaste réseau des libraires briançonnais dont j'ai déjà parlé. Je n'ai pas fait de recherches particulières sur eux.