Il y a quelques années, j'avais acheté un recueil de poésies en patois du Dauphiné, paru chez le libraire Xavier Drevet en 1878. Il était l’œuvre d'un certain J. Lapaume, professeur de littérature étrangère près la Faculté de Grenoble. A l'époque, j'avais fait quelques recherches, mais je n'avais rien trouvé sur lui. En particulier, sans lien apparent avec le Dauphiné, je ne voyais guère les raisons qu'il avait eues de s'intéresser au patois dauphinois. Quant à son ouvrage de 1878, je savais seulement qu'il en existait une première édition paru en 1866.
Cet été, au hasard de mes recherches, j'ai trouvé cette mention peu amène d'Albert Ravanat sur le travail de Lapaume : « recueil
qui n'a jamais été terminé et qui est
heureusement peu répandu ». Au même moment, j'ai découvert un bel exemplaire de la première édition de 1866. Cela m'a poussé à faire quelques recherches sur Jean Lapaume, car tel est son prénom, et sur sa contribution à l'étude des poésies en patois du Dauphiné.
Édition de 1866 du Recueil de poésies en patois du Dauphiné |
Sur ce livre, Anthologie nouvelle autrement Recueil complet des poésies patoises des bords de l'Isère. Tome IVe et dernier, miscellanées, je vous renvoie à la notice que je lui ai consacrée (cliquez-ici). Vous y apprendrez qu'il s'agit essentiellement d'une œuvre de compilation dans laquelle l'auteur a jugé bon de modifier l'orthographe originale sur la base de considérations philologiques qui lui font décréter qu'il faut écrire "Malheirou" et non "Malherou" dans le célèbre poème Grenoblo Malherou sous le prétexte que « le patois n'emploie
jamais d'accents dans le corps des mots. » Autre facétie de notre auteur, il modifie la date de l'Epitre en vers, au langage vulgaire de Grenoble, sur les réjoüissances qu'on y a faites pour la Naissance de Monseigneur le Dauphin, en 1729, en l'appelant : Epitre
sur les réjouissances par lesquelles Grenoble
célébra, en MDCLXXXII (1682), la naissance de
Monseigr le Dauphin, duc de Bourgogne. J. Lapaume vieillit le poème
de
près de 50 ans en l'associant, sans autre raison apparente,
à la naissance du duc de Bourgogne en 1682. En réalité, comme il considère
Laurent de Briançon et Jean Millet comme
« les deux maîtres, sans contredit, de
notre Parnasse patois », il souhaite rendre ce
texte contemporain de ces auteurs, en modifiant
l'événement
et la date que célèbre cet épitre.
On peut juge de la rigueur scientifique !
Mais le personnage Jean Lapaume mérite d'être mieux connu. J'ai résumé le résultat de mes recherches dans une page que je lui ai consacrée (cliquez-ici). Vous y découvrirez un professeur de lettres plutôt instable, qui enchaîne les postes suite à de nombreux aléas de carrière qui semblent autant dus aux conflits politico-religieux qu'il a eus avec les autorités qu'à un caractère visiblement difficile. Cela lui fera s'exclamer : « Où donc est l'influence occulte qui persiste à
tout paralyser ? » Il finira par obtenir un poste de professeur de lettres étrangères auprès de la Faculté de Grenoble, où il arrive en octobre 1862. Il y restera jusqu'à sa mise à la retraite, en 1868.
Jean Lapaume était surtout un polygraphe, qui a écrit sur de nombreux sujets, même si sa spécialité était la philologie historique. Comme beaucoup de ses pairs, il était féru d'étymologies qui semblent souvent s'être avérées excentriques ou farfelues. L'œuvre de sa vie est
le fruit de son
travail lors de son séjour à Versailles,
où il met
à profit ses années de congé. C'est,
en 3
volumes : La
philologie
appliquée à l'histoire, autrement origine et
valeur des
six noms Versailles et Trianon, Paris, Louvre, Tuileries et
Louis-Napoléon. Ce qui devait être l'œuvre de sa vie entière, Les Origines Européennes
et manifestes de tous les mots de la langue française, n'a jamais paru.
Comme il le dit lui-même, « quand en 1862,
sur la fin
d'octobre, j'arrivai de Rennes à Grenoble, mon premier souci
fut
de m'informer si ma nouvelle résidence offrait des
ressources
pour des études philologiques. Dès le premier
jour, je
mis la main sur les poésies patoises et j'en fis en quelque
sorte ma province. » Cela explique la publication de cette Anthologie nouvelle, qui devait paraître en 4 volumes, mais dont seulement 2 volumes ont paru, encore que
« l'édition
de cet ouvrage, à peine imprimée, a
été
détruite et n'est pas entrée dans le commerce.
». Cela explique probablement la rareté de ces volumes.
Pour finir, les jugements sur l'homme et l'écrivain sont en général sévères. Le plus sévère est le commentaire paru après son décès dans L'Intermédiaire
des chercheurs et curieux auquel il a régulièrement collaboré : « Il y a bien, il est vrai, quelques correspondants qui
répandent plus de gaieté que de
lumière
véritable. L'un des plus extraordinaires, au
début, a
été un certain Palma, de son vrai nom Lapaume,
qui se
répandait en étymologies qui eussent fait
pâlir
l'intrépide Ménage : c'est ainsi qu'il
imagina de
faire dériver corset
de courir,
parce que le lacet qu'on défait se livre à une
véritable course.
»
Quant au souvenir qu'il a laissé en Dauphiné, j'ai rapporté le jugement d'Albert Ravanat. Florian Vallentin a été guère moins sévère « L'Anthologie de M. Lapaume laisse
beaucoup à
désirer, et n'est pas un ouvrage auquel on puisse accorder
une
grande confiance. » Enfin, cette Anthologie a fait l'objet d'une passe d'armes entre Félix Crozet et Jean Lapaume, dont les termes sont reproduits dans le Bulletin de l'Académie delpinale.Visiblement, sa démarche n'a pas localement convaincu, en particulier par sa façon d'expliquer aux Grenoblois comment on doit écrire et comprendre leur patois. De plus, la manière dont il a justifié sa démarche n'était pas de nature à lui attirer les sympathies locales. Il avançait que pour pouvoir parler du patois dauphinois, il était nécessaire de recourir au grec et au latin et à toutes les autres ressources d'érudition philologique.
Jean Lapaume n'est cité
qu'incidemment dans Les
Fous littéraires, d'André Blavier,
dans une note du chapitre Myth(etym)ologie
(p. 265). Par certains aspects, il aurait mérité
d'appartenir à ce dictionnaire, même si sa folie
reste
tout de même sous contrôle.