Le Dévoluy est une petite région montagneuse des Hautes-Alpes, enclavée et donc à l'écart des axes de circulation. Longtemps, il a pâti d'une réputation de pauvreté, voire de misère, au point que même Victor Hugo en parle dans Les Misérables. Nous allons voir par quel cheminement le rossignol de l'abbé Donnette a inspiré Victor Hugo, ce que j'ai appelé de la généalogie textuelle.
L'abbé Donnette a été curé-prieur de Saint-Etienne-en-Dévoluy de 1772 jusqu'à la Révolution. Comme beaucoup de ses confères, il ne reprit pas le sacerdoce lors du rétablissement du culte. Fortement implanté à Saint-Etienne-en-Dévoluy, il en devient le juge de paix jusqu'à sa mort en 1812.
Le successeur de l'abbé Donnette au poste de juge de paix est P.-J. Collin, ancien chef de la comptabilité de la préfecture des Hautes-Alpes. Emu par la misère du canton, il écrit un petit ouvrage où il présente la situation désespérée du pays pour mieux en défendre les intérêts. Il plaide en particulier pour une baisse significative de l'assiette des impôts, qu'il juge trop élevée par rapport à la richesse réelle du pays. Le titre de cet ouvrage paru à Paris en 1818 illustre de façon éloquente l'image du Dévoluy qu'il souhaite donner :
Notice sur la décadence du canton de Saint-Etienne-en-Dévolui, arrondissement de Gap, département des Hautes-Alpes.
Parmi les faits propres à appuyer son propos, il rapporte ces dires de l'abbé Donnette :
"M. Donnette ancien prieur de St-Etienne m'a assuré, deux ans avant sa mort, n'avoir entendu sur le territoire de cette commune, le rossignol qu'une seule fois depuis 43 ans qu'il habitait le Dévolui. Cet intéressant oiseau se fait quelque fois entendre sur la fin du printems dans quelques bosquets de St-Didier; mais son chant n'a pas cette harmonie qu'on remarque partout ailleurs; il a plutôt l'air de partager le deuil de la nature que célébrer son réveil !".
Il rapporte aussi ce trait de générosité :
"Les enfans mâles principalement vont chercher ailleurs des moyens d'existence; et lorsque ceux-ci ne laissent qu'une sœur unique, ils ont presque toujours la générosité de lui abandonner la plus grande partie et quelques fois la totalité de la succession, pour lui procurer un établissement plus avantageux".
Le baron Ladoucette a été préfet des Hautes-Alpes de 1802 à 1809. Il avait gardé de son passage un vif intérêt pour le département. Retiré de la vie publique après l'Empire, il consacre ses loisirs à l'écriture. Dans la grande tradition des statistiques départementales, il fait paraître en 1820 une Histoire, antiquités, usages, dialectes des Hautes-Alpes, précédés d'un essai sur la topographie de ce département, et suivis d'une notice sur M. Villars.
Pour tout ce qui concerne le Dévoluy, il utilise abondamment l'ouvrage de P.-J. Collin, qu'il connaît bien car il l'a côtoyé à la préfecture des Hautes-Alpes. Dans la troisième partie de son ouvrage : Caractères, mœurs, usages, costumes, etc., des habitans des Hautes-Alpes (p. 121), il condense les deux extraits que nous avons reproduits :
"Dans le Dévoluy, canton si sauvage, que l'ancien juge-de-paix, durant quarante-trois ans, n'y avait entendu qu'une seule fois le chant du rossignol, parmi les orphelins, les fils laissent à leurs sœurs le patrimoine, afin qu'elles puissent trouver un mari, et ils vont ailleurs chercher fortune".
Quelques années plus tard, en 1835, Abel Hugo fait paraître une description des départements français : France pittoresque, ou description pittoresque, topographique et statistique des départements et colonies de la France., Paris, Delloye, 1835, 3 volumes. Dans le chapitre sur les Hautes-Alpes, il recopie presque textuellement le baron Ladoucette :
"Dans le Dévoluy, canton si sauvage, que le juge de paix a dit à M. de Ladoucette, n'y avoir entendu le rossignol qu'une seule fois en 43 ans, quand les familles se composent d'orphelins, les garçons laissent à leurs sœurs le patrimoine paternel afin qu'elles puissent trouver un mari et vont ailleurs chercher fortune". (tome I, p. 154)
Nous voilà maintenant presque 30 ans plus tard, en 1862. Au début des Misérables, Victor Hugo a peint le portrait du bon évêque de Digne, Mgr Myriel. Pour créer ce personnage, un des plus marquants de l'œuvre, il s'est largement inspiré de Mgr Miollis , évêque de Digne de 1805 à 1838. Le Concordat de 1801 avait réuni en un seul diocèse les deux départements des Hautes et Basses-Alpes, avec siège épiscopal à Digne. Mgr Miollis était donc aussi évêque de Gap. Lorsque Hugo veut évoquer ce diocèse, il s'inspire donc des descriptions des deux départements. Il utilise alors l'ouvrage de son frère Abel. Dans le chapitre A bon évêque dur évêché (3ème chapitre du livre premier Un juste de la première partie Fantine, p. 23 de l'édition originale), il rapporte la phrase de son frère, en la transformant :
"Aux familles divisées par des questions d'argent et d'héritage, il disait : - Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le père meurt dans une famille, les garçons s'en vont chercher fortune, et laissent le bien aux filles afin qu'elles puissent trouver des maris."
Voilà comment le rossignol de l'abbé Donnette se retrouve dans Les Misérables. En disant cela, le bon abbé ne s'imaginait sûrement pas que son propos aurait une telle audience et une telle postérité.
Pour conclure sur une image plus riante, une vue de Saint-Etienne-en-Dévoluy glanée sur le web.
L'abbé Donnette a été curé-prieur de Saint-Etienne-en-Dévoluy de 1772 jusqu'à la Révolution. Comme beaucoup de ses confères, il ne reprit pas le sacerdoce lors du rétablissement du culte. Fortement implanté à Saint-Etienne-en-Dévoluy, il en devient le juge de paix jusqu'à sa mort en 1812.
Le successeur de l'abbé Donnette au poste de juge de paix est P.-J. Collin, ancien chef de la comptabilité de la préfecture des Hautes-Alpes. Emu par la misère du canton, il écrit un petit ouvrage où il présente la situation désespérée du pays pour mieux en défendre les intérêts. Il plaide en particulier pour une baisse significative de l'assiette des impôts, qu'il juge trop élevée par rapport à la richesse réelle du pays. Le titre de cet ouvrage paru à Paris en 1818 illustre de façon éloquente l'image du Dévoluy qu'il souhaite donner :
Notice sur la décadence du canton de Saint-Etienne-en-Dévolui, arrondissement de Gap, département des Hautes-Alpes.
Parmi les faits propres à appuyer son propos, il rapporte ces dires de l'abbé Donnette :
"M. Donnette ancien prieur de St-Etienne m'a assuré, deux ans avant sa mort, n'avoir entendu sur le territoire de cette commune, le rossignol qu'une seule fois depuis 43 ans qu'il habitait le Dévolui. Cet intéressant oiseau se fait quelque fois entendre sur la fin du printems dans quelques bosquets de St-Didier; mais son chant n'a pas cette harmonie qu'on remarque partout ailleurs; il a plutôt l'air de partager le deuil de la nature que célébrer son réveil !".
Il rapporte aussi ce trait de générosité :
"Les enfans mâles principalement vont chercher ailleurs des moyens d'existence; et lorsque ceux-ci ne laissent qu'une sœur unique, ils ont presque toujours la générosité de lui abandonner la plus grande partie et quelques fois la totalité de la succession, pour lui procurer un établissement plus avantageux".
Le baron Ladoucette a été préfet des Hautes-Alpes de 1802 à 1809. Il avait gardé de son passage un vif intérêt pour le département. Retiré de la vie publique après l'Empire, il consacre ses loisirs à l'écriture. Dans la grande tradition des statistiques départementales, il fait paraître en 1820 une Histoire, antiquités, usages, dialectes des Hautes-Alpes, précédés d'un essai sur la topographie de ce département, et suivis d'une notice sur M. Villars.
Pour tout ce qui concerne le Dévoluy, il utilise abondamment l'ouvrage de P.-J. Collin, qu'il connaît bien car il l'a côtoyé à la préfecture des Hautes-Alpes. Dans la troisième partie de son ouvrage : Caractères, mœurs, usages, costumes, etc., des habitans des Hautes-Alpes (p. 121), il condense les deux extraits que nous avons reproduits :
"Dans le Dévoluy, canton si sauvage, que l'ancien juge-de-paix, durant quarante-trois ans, n'y avait entendu qu'une seule fois le chant du rossignol, parmi les orphelins, les fils laissent à leurs sœurs le patrimoine, afin qu'elles puissent trouver un mari, et ils vont ailleurs chercher fortune".
Quelques années plus tard, en 1835, Abel Hugo fait paraître une description des départements français : France pittoresque, ou description pittoresque, topographique et statistique des départements et colonies de la France., Paris, Delloye, 1835, 3 volumes. Dans le chapitre sur les Hautes-Alpes, il recopie presque textuellement le baron Ladoucette :
"Dans le Dévoluy, canton si sauvage, que le juge de paix a dit à M. de Ladoucette, n'y avoir entendu le rossignol qu'une seule fois en 43 ans, quand les familles se composent d'orphelins, les garçons laissent à leurs sœurs le patrimoine paternel afin qu'elles puissent trouver un mari et vont ailleurs chercher fortune". (tome I, p. 154)
Nous voilà maintenant presque 30 ans plus tard, en 1862. Au début des Misérables, Victor Hugo a peint le portrait du bon évêque de Digne, Mgr Myriel. Pour créer ce personnage, un des plus marquants de l'œuvre, il s'est largement inspiré de Mgr Miollis , évêque de Digne de 1805 à 1838. Le Concordat de 1801 avait réuni en un seul diocèse les deux départements des Hautes et Basses-Alpes, avec siège épiscopal à Digne. Mgr Miollis était donc aussi évêque de Gap. Lorsque Hugo veut évoquer ce diocèse, il s'inspire donc des descriptions des deux départements. Il utilise alors l'ouvrage de son frère Abel. Dans le chapitre A bon évêque dur évêché (3ème chapitre du livre premier Un juste de la première partie Fantine, p. 23 de l'édition originale), il rapporte la phrase de son frère, en la transformant :
"Aux familles divisées par des questions d'argent et d'héritage, il disait : - Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le père meurt dans une famille, les garçons s'en vont chercher fortune, et laissent le bien aux filles afin qu'elles puissent trouver des maris."
Voilà comment le rossignol de l'abbé Donnette se retrouve dans Les Misérables. En disant cela, le bon abbé ne s'imaginait sûrement pas que son propos aurait une telle audience et une telle postérité.
Pour conclure sur une image plus riante, une vue de Saint-Etienne-en-Dévoluy glanée sur le web.
Je ne connais pas le Devoluy mais la photo donne envie d'y passer !!
RépondreSupprimerCette légende du rossignol aphone a fait des émules, voir ceci :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rga_0249-6178_1919_num_7_2_4743
Hugo parle aussi du Queyras dans les Misérables. Ca fait plaisir de retrouver la région dans ce beau livre. Merci de l'article.
RépondreSupprimerPuis comme vous dites aimer la région, nous avons fait une BD d'après une histoire vraie de brigands, au début du XXè dans les Hautes-Alpes. Il y a pas mal de dessins de la région, pour en voir des exemples http://croquignard.over-blog.com
Bonne continuation
En réponse à Textor.
RépondreSupprimerLe rossignol de l'abbé Donnette a fini par devenir emblématique de l'image "misérabiliste" des Hautes-Alpes. En 1841, Surell, dans son ouvrage fondateur "Les torrents des Hautes-Alpes" (j'en ai abondamment parlé sur ce blog et mon site), renforçait cette image de dévastation avec ses descriptions des ravages provoqués par les torrents. Il attribuait tous (ou presque tous) les maux des pays montagneux à la négligence et l'imprévoyance des populations locales qui, par la déforestation et le surpâturage, détruisaient le milieu naturel et ouvraient la voie aux dévastations des torrents. La déforestation était devenu un lieu commun des problèmes des pays montagneux. Philippe Arbos, belle personnalité qui s'est illustré par un ouvrage majeur, et toujours de référence, "La vie pastorale dans les Alpes françaises. Etude de géographie humaine.", 1922, s'est élevé en faux contre cette croyance. On retrouve ici un débat encore très actuel : est-ce que les populations locales, sous la pression de la nécessité vitale, sont-elles le meilleur ennemi du milieu naturel dans lequel elles vivent ou, au contraire, malgré les apparences, elles restent le meilleur garant de ce milieu naturel, même si elles semblent l'exploiter de façon anarchique. La réponse d'Arbos, en opposition avec la vision un brin "technocratique" de Surell et de ses successeurs, est très clairement en faveur des populations locales. En résumé, non le Dévoluy n'a pas été dévasté par le surpâturage. Il s'agit d'une légende noire.
En réponse à Quebeuls :
Effectivement, Hugo parle aussi du Queyras. Ses informations viennent aussi de Ladoucette, mais je ne suis pas remonté plus haut pour savoir quelle était la source de ses informations. Je vais regarder votre BD, d'autant que j'ai quelques attaches personnelles avec l'Argentière La Bessée, puisque ma mère y est née.
Jean-Marc
Coïncidence amusante, dans la même quinzaine je lis d'une part ce billet, et d'autre part un petit article du Bulletin de la Soc. Scient. et Litt. des Alpes de Haute-Provence ("Digne les Bains", n°297, 1984), intitulé "L'Evêque des Misérables", expliquant également comment Hugo s'est inspiré de Mgr Miollis.
RépondreSupprimerSelon l'auteur Jérome Michaud, Hugo a eu entre les mains le Journal de Mgr Miollis. L'exemple qu'il propose pour appuyer ses dires est certes moins probant que votre rossignol, mais intéressant tout de même :
Mgr Myriel, selon Hugo : "C'est comme cela dans tout le pays haut du Dauphiné. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la bouse de vache séchée."
Mgr Miollis, dans son journal : "Dans toutes ces vallées des Hautes-Alpes, les habitants ne pétrissent qu'une fois par an ou même dans l'espace d'une année et demie. Depuis le Lautaret, on ne voit presque plus d'arbres, et l'on ne se chauffe qu'avec de la fiente de vache ou de brebis mêlée à de la boue."
Sur Mgr de Miollis, modèle de Mgr Myriel, il y a aussi un article d'Emile Escallier, dans le Bulletin de la Société d'Etudes des Hautes-Alpes, 1967, p. 57 à 62 : En marge des "Misérables" - Miollis, de Ladoucette à Victor Hugo.
RépondreSupprimerLa référence au pain cuit avec des bouses séchées n'est probablement pas un indice suffisant que Victor Hugo ait eu en mains les mémoire de Mgr de Miollis. C'est une fait que l'on retrouve partout, en particulier dans Ladoucette.
Jean-Marc