dimanche 7 décembre 2014

Une rareté et une curiosité dauphinoise



La première image que j'ai choisie pour présenter l'ouvrage du jour est une photo de la très surprenante reliure. On connait les reliures en maroquin, chagrin, basane, etc. Dans d'autres matières, on connaît la toile, la percaline, etc. Mais c'est la première fois que j'achète un ouvrage couvert d'un tissu qui pourrait plus être celle d'une robe de petite fille ou d'un ameublement coloré.

Dès que l'on ouvre le livre, on reste dans le même ton, avec ce beau papier représentant un chat courant après des souris (ou des rats). On croirait voir un papier cadeau ou une tapisserie de chambre d'enfant. On verra que les motifs du tissu et du papier des gardes font écho au contenu de l'ouvrage.


Quel est donc le livre qui se cache derrière ces atours inhabituels ?


C'est un recueil de 10 fables de la Fontaine traduites en patois de la région de Grenoble (franco-provençal) par le libraire Albert Ravanat :
Ina dizena de fable viria en patoy, pe lou z'ami de Proveyziû
On le trove : A Proveyziû, u Grangousié, chiû queu que le z'a feyte; A Grenoblo, chiû Monsiu J. Allier, que le z'a t'imprmimâ, 1887, in-8°, 28-[1] pp.

Proveysieux (Proveyziû) est un village de la Chartreuse proche de Grenoble qui fut, à la fin du XIXe siècle, un lieu de rencontre d'artistes paysagistes dauphinois, autour du peintre Théodore Ravanat (1812-1883), de son cousin Albert Ravanat et d'Aristide Albert. S'y retrouvaient les peintres Eugène Faure, Tancrède Bastet, Henri Blanc-Fontaine, Édouard d'Apvril, Charles Bertier, Diodore Rahoult, etc. mais aussi des personnalités grenobloises. Le lieu de ralliement était l'auberge "Aux Grandzgousiers", tenue par le ménage Gourret. Cette petite plaquette, par son auteur, par les références à Proveyziû, par l'origine même de la démarche, se rattache pleinement à ce mouvement artistique et littéraire très informel. En effet, c'est après y avoir entendu un dimanche la version patoise du Corbeau et du Renard, récitée par Elie Faure, d'après une traduction de Joseph Blanc, qu'Albert Ravanat a voulu lui-même traduire une dizaine de fables et en faire cadeau à ses amis en souvenir des bons moments de Proveysieux. C'est ce qu'il annonce dans la préface : A tou mou bon z'ami de Proveyziû, daté de Grenoblo, lo 31 décimbro 1886 et signé en fin Albert Ravanat.

Après Lo Corbat et lo Rénâ, Albert Ravanat donnent les 10 fables qu'il a traduites en patois (je vous laisse deviner les titres) : 1.Lo Loup et l'Agnet, 2. La Cigala et la Frûmi, 3. Le Rénâ et lou Raisin, 4. Lo Loup devenu Bregié, 5. La Courda et lo Glan, 6. La Rénâ et la Cigôgni, 7. La Berthe et lo Pot û lait, 8. Lo Pot de terra et lo Pot de fer, 9. La Mort et lo Proveyzar, 10. Lo Châno et lo Jonc.

C'est une petite plaquette bien imprimée par Joseph Allier de Grenoble à seulement 80 exemplaires. J'ai un des 25 exemplaires sur papier de Hollande (papié de fi, comme l'on dit en patois grenoblois) :

C'est une petite rareté, absente de la BNF. Au CCFr, on ne trouve que 3 exemplaires : un dans la fonds dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble (un autre exemplaire sur Hollande) et deux autres à Valence et Béziers.

Qui est donc le bibliophile qui a fait relier cet ouvrage d'une façon aussi fantaisiste et colorée ?


Ce grave monsieur est le commandant Albert de Rochas d'Aiglun (1837-1914), polytechnicien, directeur des études de l'Ecole polytechnique. En fait, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, il y avait quelque chose d'une peu décalé chez lui. J'aime montrer cette photo où il s'est fait photographier entouré d'un halo spirite. 


Plus légèrement, choisir de faire relier cette petite plaquette avec ce tissu de petite fille est probablement le signe d'une certaine fantaisie personnelle, qui n'est pas perceptible au premier abord.

La reliure n'est pas signée. Dans la vente Pierre Bergé des 8 et 9 novembre 2016, il y a une reliure très similaire sur un ouvrage quasi-contemporain : Le Concile féerique, par Jules Laforgue, Paris, 1886 (lot n° 454). Le motif est du même style, bien qu'un peu différent. La reliure est signée Féchoz. Le catalogue de la vente signale un exemplaire Ten O’Clock de Mallarmé, aussi relié avec un « tissu imprimé de motifs à la manière de Kate Greenaway. »

Pour aller plus loin sur l'ouvrage : cliquez-ici.

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