Au début des années 2000, en faisant
des travaux de rénovation au château de Picomtal (Les Crots), les
ouvriers qui démontaient un ancien parquet ont découvert qu'un de
leur lointain prédécesseur avait écrit ses pensées au revers des
planches et sur certaines cales. Sortis soudainement de l'obscurité
où il se trouvait depuis 120 ans, ces textes attendaient leur
historien. C'est maintenant chose faite depuis la parution récente
(fin octobre), de l'ouvrage de l'historien Jacques-Olivier Boudon :
Le plancher de Joachim. J'ai
souhaité présenter cet ouvrage à double titre. C'est d'abord le
témoignage extraordinaire d'une voix populaire qui s'adresse
directement à nous, ce qui est particulièrement rare. Ensuite,
c'est une tranche de l'histoire des Hautes-Alpes dans la période
1860-1880, au moment même où
le
département vit une transformation profonde à la charnière entre
le Second Empire et l'installation de la République.
Joachim Martin est
né aux Crots (qui s'appelait alors les Crottes) le 8 avril 1842.
Fils de menuisier, menuisier lui-même, il est aussi cultivateur sur
les quelques terres qu'il possède. A ce titre, il est le
représentant de ce peuple des campagnes des Hautes-Alpes. Il n'est
pas pauvre. Il est propriétaire, il paye des taxes, en résumé, il
peut subvenir aux besoins de sa famille. Il n'est pas non plus aisé.
Sa situation reste précaire, il n'est pas à l'abri d'un accident de
la vie qui mettrait en péril le fragile équilibre familial. Il se
marie aux Crots le 26 avril 1870 avec Marie Robert, dont il a eu 4 enfants. Il est décédé dans cette même commune le 2 juillet 1897
à 55 ans. En 1880, Joseph Roman, qui vient d'acheter le château de
Picomtal, aux Crots, lui confie la réfection des parquets. C'est
alors que Joachim Martin confie ses pensées aux planches qu'ils
posent.
Les signatures de Joachim Martin (en haut à gauche) et de Marie Robert (en haut à droite),
de leurs parents et témoins sur leur acte de mariage
Si j'ai un conseil à donner, c'est
celui de commencer la lecture de l'ouvrage par les pages où sont
transcrits les 72 textes laissés par
Joachim Martin sur les planches (pp. 209-222). Ce sont les textes bruts,
sans commentaire. Ils permettent de s'imprégner de ses pensés et
préoccupations sans l'intermédiaire du commentaire ou de la mise en
perspective apportés par Jacques-Olivier Boudon. Non pas que le
travail de ce dernier dénature ces textes. Bien au contraire, il
faut reconnaître la très grande rigueur et l'honnêteté
intellectuelle de l'auteur qui s'interdit d'interpréter ou, plus
familièrement de « broder », sur ce que nous dit Joachim
Martin. Il aurait pu être tentant de se livrer à l'exercice de
transformer ces phrases, pour les insérer dans une trame romanesque,
comme on le voit dans les biographies romancées, sous prétexte de
rendre le propos plus vivant et agréable à lire. Jacques-Olivier
Boudon montre que l'on peut être rigoureux et documenté, sans que
cela nuise au plaisir que l'on a de découvrir la vie de Joachim
Martin. Et c'est aussi et avant tout le travail d'un historien, qui a
mené d'importantes recherches documentaires sur le département, la
commune des Crots et la famille de Joachim Martin.
En introduction, Jacques-Olivier Boudon se réfère à juste
titre au célèbre ouvrage Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot.
Pour rappel, il s'agit d'un ouvrage historique dans lequel Alain
Corbin s'attache à reconstituer la vie et le milieu d'un parfait
inconnu choisi au hasard dans l'état civil d'une commune aussi
choisie au hasard dans l'Orne. Il en résulte la vie du sabotier
Louis-François Pinagot, qui a vécu de 1796 à 1876 dans un village
à la lisière de la forêt de Bellême. Ce livre, qui aurait pu
sembler être un exercice de style, s'avère un modèle du genre
lorsqu'il s'agit de construire la biographie d'une homme obscur.
Jacques-Olivier Boudon s'est appliqué à la même démarche, car,
au-delà des textes laissés par Joachim Martin, il fallait aussi les
contextualiser. Il fallait aussi vérifier les faits souvent précis
en termes de personnes, d'événements ou de dates. Le résultat de
ce travail est une réussite. Jacques-Olivier Boudon s'est totalement
imprégnée de cette société haute-alpine de la deuxième moitié du
XIXe siècle, avec la profonde mutation que vit la région. Cette
mutation, Joachim Martin la perçoit, la vit et même la décrit avec
ses mots. Jacques-Olivier Boudon la met en perspective.
Les chapitres du livre abordent tous
les aspects de la vie de Joachim Martin : sa famille, ses amis,
la société villageoise avec ses tensions, son métier, son chantier
au château de Picomtal, avec l'évocation de son propriétaire,
Joseph Roman. Il y a 3 aspects qui m'ont particulièrement
intéressé. Le premier est l'étude de la vie politique de l'époque
avec la transition de la société villageoise vers la République et
l'engagement grandissant des populations dans la vie citoyenne, en
particulier de ceux qui en ont été longtemps exclus comme Joachim
Martin et ses semblables. Le deuxième thème qui est largement
abordé est le difficile rapport entre la société villageoise et le
curé, dans le contexte plus général de la montée simultanée de
l'anticléricalisme, porté par une frange républicaine de la
population villageoise, et de l'intransigeance cléricale. Dans cette
étude, l'auteur met bien en exergue les rapports ambivalents de
Joachim Martin, et plus généralement des villageois, entre une
forme d'attachement à la religion et aux manifestations religieuses
et l'opposition frontale avec le curé. Joachim Martin a d'ailleurs
un conflit personnel avec celui-ci, qui le conduit à envoyer une
lettre de dénonciation au préfet. Enfin, et c'est probablement un
des aspects les plus fascinants de ces traces écrites, on a une
vision de la sexualité par Joachim Martin. Il n'est pas besoin de
dire qu'on ne dispose en général d'aucun témoignage sur ce que
pouvait être la vie sexuelle, et la perception de cette vie, par nos
ancêtres paysans des campagnes des Hautes-Alpes (et d'ailleurs). Le
support choisi par Joachim Martin lui a donné une liberté de parole
inédite et parfois crue. Parmi ces différentes réflexions, il
s'insurge contre le contrôle de la sexualité par le curé, par
l'entremise de la confession des femmes :
D'abord je lui trouve un grand défaut de trop s'occuper des ménages de la manière que l'on baise nos femmes. Combien de fois par mois [...] enfin je ne sais combien de choses qu'il a demandé et défendu à toutes les femmes du quartier. De quel droit misérable. Qu'on le pende ce cochon. Mr [Roman] n'a pu le croire !C'est presque la revendication d'une forme de liberté sexuelle qui s'exprime ici. Ce qui est savoureux dans cette remarque est qu'il finit par s'en ouvrir à son client, Joseph Roman, pourtant fort traditionaliste.
Les rapports de Joachim Martin et
Joseph Roman sont aussi plein d'ambivalence. Il y une forme de
proximité, comme on le voit dans le point précédent, mais aussi
lorsqu'il rapporte que Joseph Roman lui montre les dessins des
peintures murales de l'église de l'Argentière-la-Bessée. Il
devait aussi être assez proche de lui pour connaître des détails
de sa vie personnelle et privée : sa mère (et ses frasques
parisiennes), son père, son éducation, sa famille, sa passion et
son activité d'érudit, On sent parfois une forme d'affection de
Joachim Martin pour Joseph Roman. Mais, dans le même temps, il dit :
« O toi seigneur qui habite le château ne méprise pas l'ouvrier ».
Joachim Martin relève un aspect
inconnu de la personnalité de Joseph Roman. Toux ceux qui
s'intéressent à l'histoire des Hautes-Alpes connaissent son
important travail d'érudition historique, voire savent qu'il y a eu
un violent conflit entre Joseph Roman et l'abbé Paul Guillaume,
l'archiviste du département, conflit de personnalités et conflit de
prééminence. Tout cela est du domaine public. Sur la personnalité
de Joseph Roman, il faut lire sa notice nécrologique anonyme dans le Bulletin de la
Société d'Etudes des Hautes-Alpes,
1925, où, après les éloges d'usage sur ses travaux et ses mérites, on rappelle quelques traits
moins favorables de sa personnalité : « il
ne put jamais se
guérir d'une certaine légèreté
d'esprit », « on trouve toujours quelque
erreur due à un manque d'attention évident », « trop de confiance en
lui-même », « il fallait parfois le croire sur parole quand il
affirmait
un fait. » Mais cela reste
encore dans les limites de ce que l'on peut dire publiquement sur
quelqu'un. Joachim Martin ne s'embarrasse pas de précaution
lorsqu'il relève le comportement un peu efféminé de Joseph Roman :
Mr n'est pas méchant mais il a temps soit peu conservé une forte dose de verve féminine car élevé par sa tante Mme Amat rentière de 20 mille de Gap elle l'a gâté raclé arrangé de manière qu'il lui vient toujours quelque mauvaise manière féminine. Gentil garçon aimant les jolies femmes et ne les touchant pas, se mêlant un peu à tous les procès. Donnant des bons conseils à qui veut bien les écouter.Notons d'ailleurs qu'il n'y a pas de jugement de valeur sur ce comportement. C'est un constat, avec un embryon d'explication psychologique. Il exerce sur lui son talent d'observateur.
Si j'avais un regret à exprimer, je
trouve que Jacques-Olivier Boudon ne répond pas à une question qui
vient naturellement à l'esprit. Joachim Martin était-il
représentatif des personnes de son milieu, c'est-à-dire la société
villageoise des cultivateurs, des petits propriétaires et des
artisans, dans les Hautes-Alpes de la moitié du XIXe siècle ?
La seule amorce de réponse se trouve dans cette remarque, où l'on
voit l'auteur situer clairement Joachim Martin comme une exception au
sein de son monde : « A certains égards, Joachim Martin est un être exceptionnel par le rapport qu'il entretient au temps. Il est à mille lieues de ces gens simples décrits comme uniquement préoccupés du lendemain, vivant au jour le jour, incapables même de se souvenir de leur date de naissance. » Pourtant, rien ne le prouve. Affirmer que « les gens simples » vivaient « au jour le jour » me
semble un peu rapide. Sur quels éléments se fonde Jacques-Olivier
Boudon, sinon sur une vision fabriquée de la société paysanne. Et
si, au contraire, Joachim Martin était représentatif et qu'il
s'était fait le porte-parole des sans voix de l'époque. Appliquer
cette grille de lecture à l'ensemble de ses propos permettrait
peut-être d'amorcer une révision de la vision de cette société,
vision qui est brouillée par le discours qui était tenu à l'époque
par les élites (administrateurs, curés, etc.) et par une
reconstitution à posteriori du fonctionnement de ces sociétés
passées. Ce dernier phénomène est le résultat d'un curieux
mélange entre l'idée d'un âge d'or connu par les sociétés
paysannes anciennes et d'un « dolorisme » appliqué à
ces mêmes sociétés. Il suffit de lire les nombreux témoignages
des « anciens », abondamment publiés ces dernières
décennies pour comprendre ce que je veux dire. Les propos cachés de
Joachim Martin sont pourtant l'occasion de revoir cette construction
intellectuelle sur les sociétés anciennes. Ce livre ne s'engage pas
dans cette voie.
Signalons que, récemment, a été publié La Roche-de-Rame, registre de paroisse, 1848-1911, par l'Association du patrimoine de La Roche de Rame. Ce sont des carnets tenus par les curés de la Roche-de-Rame entre 1842 et 1911, mais surtout jusqu'en 1849. Malgré le biais inévitable d'un témoignage d'un curé prompt à fustiger les comportements de ses contemporains, ce sont aussi des tranches de vie, comme des coupes archéologiques dans la société de l'époque, dans un milieu et un contexte très similaires à celui des Crottes, bien qu'un peu antérieures dans le temps. Ces carnets ont été bien publiés par l'Association, mais ils attendent aussi leur historien pour les situer et les analyser dans leur contexte.
Signalons que, récemment, a été publié La Roche-de-Rame, registre de paroisse, 1848-1911, par l'Association du patrimoine de La Roche de Rame. Ce sont des carnets tenus par les curés de la Roche-de-Rame entre 1842 et 1911, mais surtout jusqu'en 1849. Malgré le biais inévitable d'un témoignage d'un curé prompt à fustiger les comportements de ses contemporains, ce sont aussi des tranches de vie, comme des coupes archéologiques dans la société de l'époque, dans un milieu et un contexte très similaires à celui des Crottes, bien qu'un peu antérieures dans le temps. Ces carnets ont été bien publiés par l'Association, mais ils attendent aussi leur historien pour les situer et les analyser dans leur contexte.
A la lecture, il y a un autre point qui
me semble apporter un autre éclairage sur ce monde haut-alpin, mais
j'en parlerais plus longuement le moment venu.
Pour terminer, ce petit clin d'œil
en écho à une des remarques de Joachim Martin. Parlant de Joseph
Roman et de ses travaux, il rapporte : « célèbre par les écrits qu'il fait relier à Grenoble et a dans sa bibliothèque. » Il se trouve que je possède plusieurs
livres de la bibliothèque de Joseph Roman, soit ses propres travaux,
soit des ouvrages sur les Hautes-Alpes. J'ai reconstitué ainsi un
petit bout de cette bibliothèque telle que pouvait la voir Joachim
Martin.