dimanche 25 novembre 2018

Le premier mémoire historique sur le Briançonnais

C'est par un ouvrage au titre peu engageant que débute l'historiographie du Briançonnais. A la suite des multiples contestations et procès à propos du paiement de la dîme à la prévôté d'Oulx, les communautés briançonnaises délèguent deux des leurs, Jean Brunet et François Bonnot, pour négocier un paiement annuel et forfaitaire de cette dîme, à charge aux communautés de se mettre d'accord entre elles pour se répartir la charge. Un accord est trouvé le 6 décembre 1747. C'est le texte de cette transaction, ainsi que de nombreuses pièces annexes, que Jean Brunet, « Seigneur de l'Argentiere, Conseiller du Roi, ancien Commissaire des Guerres, Receveur des Tailles, & Député du Briançonnois », publie en 1754 sous le titre de :
Recueil des actes, pièces et procédures concernant l'Emphitéose perpétuelle des Dîmes du Briançonnois. Avec un mémoire historique et critique pour servir de Préface.




Ce recueil est particulièrement intéressant car il débute par un mémoire historique sur le Briançonnais, qui est la première histoire de la région qui ait été publiée. Pour le détail du contenu du recueil et du mémoire, je renvoie à la page que je lui consacre : cliquez-ici. La lecture de ce document m'a conduit à ces quelques réflexions.

La première est que l'on ne conçoit pas le degré d'autonomie dont jouissait le Briançonnais. Que l'on s'imagine un ensemble de communautés négociant avec le bénéficiaire d'un impôt pour en régulariser le paiement et la perception et pour se répartir entre eux la charge de cet impôt. On comprend mieux qu'au XIXe siècle, les premiers érudits que se sont intéressés aux institutions briançonnaises en aient donné une image de liberté et de responsabilité, parfois en l'enjolivant, au moment même où cette autonomie était perdue au profit de l’État. C'est cette autonomie qui a été rendu possible par la transaction passée avec Humbert II en 1343, à l'origine de l'institution des Escartons.

Jean Brunet passe d'ailleurs rapidement sur cette transaction fondatrice avec Humbert II. Pas plus que pour la transaction sur la dîme qui fait l'objet de ce livre, il ne cherche à mettre en valeur la liberté et l'autonomie dont jouissait le Briançonnais. Soit qu'il ne jugeait pas nécessaire de le faire, soit que cela ne lui apparaissait pas si extraordinaire pour mériter qu'on le signale. Et pourtant, l'histoire montrera que c'était un bien précieux et fragile.

Ce mémoire montre aussi l'étendue des lectures de Jean Brunet et sa capacité à en tirer profit et à les ordonner. Rappelons qu'il est le fils d'un marchand et maquignon de Cervières, près de Briançon. Il n'a pas été élève au collège des Jésuites d'Embrun, qui formait l'élite de la région. C'est une preuve, une nouvelle fois, du haut niveau de culture auquel pouvaient accéder les habitants de cette région. Ce mémoire est le résultat de ses lectures, que lui ont permises son éducation villageoise et sa propre curiosité intellectuelle. Ce niveau de culture était la condition, me semble-t-il, de la solidité des institutions briançonnaises. Pour pouvoir s'administrer, il fallait des hommes instruits. Il leur fallait aussi une culture, qui n'était peut-être pas la culture classique et humaniste des aristocrates et grand bourgeois du temps, mais qui était une culture juridique, historique et pratique qui permettait de s'administrer.

Enfin, ce mémoire illustre, malgré lui, le renversement de perception sur les Vaudois. Aujourd'hui, cette secte chrétienne est perçue très favorablement. Plus personne ne songerait à fustiger leur dissidence. Cette dissidence est même un titre de gloire pour ces populations qui ont su résister et garder pure leur foi. Il n'est qu'à voir l'estime dont jouissent actuellement les frères Baridon de Freissinières dans leur refus de la guerre en 1914. Avec Jean Brunet, nous sommes avant ce retournement. Sa position vis-à-vis des Vaudois est dans la droite ligne de la vision que l'on pouvait en avoir dans le cadre de l'orthodoxie catholique. Il rapporte les lieux communs sur les Vaudois, en particulier qu'ils commettaient « des impiétés et des abominations qui font horreur ; que la débauche, le libertinage et la corruption des mœurs, dominaient parmi cette secte ». On est loin de l'image positive et réhabilitée qu'on en donnera à partir du XIXe siècle, en particulier Aristide Albert dans son ouvrage Les Vaudois de la Vallouise.

Je possédais déjà un exemplaire de ce livre, dans une reliure d'époque un peu usée.



Cet exemplaire, en meilleur état intérieur et extérieur, est de nouveau un témoignage de la circulation des livres anciens entre les érudits et bibliophiles du XIXe siècle, comme j'avais pu le raconter à propos d'un exemplaire des mémoires de Berwick (cliquez-ici). Sauf qu'ici, il ne s'agit pas de deux personnalités dauphinoises et un livre, mais de trois personnalités dauphinoises et un livre. On retrouve encore Aristide Albert qui a donné cet exemplaire à son compatriote Gustave Roux.



Gustave Roux (Briançon 29/4/1815 - Grenoble 9/3/1891) était un avoué et magistrat, mais surtout un bibliophile : « Il avait formé une importante bibliothèque vendue à un libraire après sa mort. ». On trouve ses initiales dorées en queue du dos. Dans cet exemplaire, il a souligné en rouge les noms des membres de sa famille, dont son grand-père Roux, notaire à Vallouise, lorsqu'ils apparaissaient dans les documents transcrits.

 
L'ouvrage a ensuite appartenu à Henri Ferrand, qui y a apposé son ex-libris.


Il existe aussi une édition in-4° de cet ouvrage, avec ce beau faux titre :


mercredi 7 novembre 2018

Deux plaquettes pour l'histoire d'Embrun et des Hautes-Alpes

Je m'aperçois que cela fait très longtemps que je n'ai pas partagé une trouvaille, un livre, une image sur le Dauphiné ou les Hautes-Alpes. Mon esprit a peut-être été occupé à autre chose. Il est vrai aussi que mes découvertes commencent à se faire plus rares. Probablement qu'ayant une bibliothèque déjà bien fournie, il est difficile de faire autant de découvertes que lorsque, il y a vingt ans, j’entreprenais de me constituer avec patience et persévérance une bibliothèque dauphinoise. Je pense aussi que le marché du livre ancien se transforme. Est-ce une impression, les beaux livres se font rares ? Malgré cela, ces derniers mois, j'ai enrichi ma bibliothèque d'une petite rareté briançonnaise, de 2 plaquettes haut-alpines et d'un ouvrage à la marge de mon intérêt pour les Hautes-Alpes. Dans ce message, je vais présenter deux petites plaquettes qui concernent l'histoire d'Embrun et, plus généralement, des Hautes-Alpes.

Fêtes célébrées à Embrun, 1816

En 1816, la toute jeune Restauration tente d'asseoir son pouvoir dans le pays et de tourner la page de l'aventure impériale. Les Hautes-Alpes, terre bonapartiste, ont toujours montré une certaine tiédeur vis-à-vis de la monarchie restaurée. Est-ce pour cela que le moindre événement pouvant glorifier les Bourbons était l'occasion de festivités et de marques d’allégeance au nouveau pouvoir ? Est-ce pour cela que les autorités du département, parfois "compromises" avec l'Empire, ne voulaient pas manquer une occasion de montrer leur fidélité à la dynastie restaurée ? Dans un département pauvre en personnes de talents, c'était souvent les mêmes administrateurs que l'on retrouvait sous l'Empire et la Restauration. C'est probablement pour toutes ces raisons que le simple passage du neveu du roi, le duc d'Angoulême, devient l'occasion de festivités qui sont ensuite relayées par un compte-rendu, évidemment dithyrambique, des événements. Le tout se retrouve dans cette petite plaquette :

Fêtes célébrées à Embrun, à l'occasion du passage de Son Altesse Royale, Monseigneur le Duc d'Angoulême, en juillet 1816
Gap, J.B. Genoux, Imprimeur de la Préfecture, s. d. [1816], in-8°, 24 pp.


Le duc d'Angoulême est passé à Embrun les 16 et 17 juillet 1816. Les autorités espéraient qu'il repasse le 18 juillet 1816. Cela ne s'est pas fait, le duc est retourné par le Lautaret, mais les Embrunais ont tout de même organisé un nouveau banquet et un bal. Cette plaquette contient le récit de ces passages, le relevé fidèle de toutes les inscriptions commémoratives portées sur les différents arcs de triomphe placés aux portes de la ville et dans la ville elle-même, les discours et les chansons. Parmi les chansons spécialement composées pour ces festivités, on trouve des Couplets dédiés aux Dames d'Embrun, signé par Gimel, des Couplets composés par M. Farnaud, médecin, une Ode présentée à Son Altesse Royale, Monseigneur, Duc d'Angoulême, dans le grand cercle des Dames, une Cantate de la composition de M. Blanc. Enfin, M. Bonnafous, maréchal-de-logis de  la Garde nationale à cheval du Département a chanté quelques couplets, pieusement reproduits dans cet opuscule.

Louis-Antoine d'Artois, duc d'Angoulême (1775-1844)
Tout cela n'en fait ni une œuvre littéraire, ni un témoignage historique particulièrement marquant. En revanche, c'est une époque, avec ses rites et sa sociabilité, qui nous est donnée à voir.

On trouve dans le Fonds dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble, un manuscrit d'Antoine Farnaud intitulé : Fêtes d'Embrun à l'arrivée de S.A.R. Mgr le Duc d'Angoulême. Juillet 1816. Ce document peut laisser penser qu'Antoine Farnaud est à l'origine de cette publication, en rassemblant les éléments (discours, chansons, inscriptions) et en rédigeant le récit qui assure la cohérence de l'ensemble. Cette petite plaquette anonyme n'est donc peut-être pas aussi gratuite que cela. En 1816, Antoine Farnaud n'a plus de responsabilité publique. Probablement que cette publication est une façon de faire oublier son attitude lors du passage de Napoléon à Gap en mars 1815, qui lui valut sa révocation. Il travaillait ainsi à son retour en grâce. Cela a fonctionné, puisqu'il a été nommé secrétaire général de la préfecture en 1817. Antoine Farnaud a servi avec constance tous les régimes politiques, avec un art consommé du "retournement de vestes". Il était ce que l'on appelle une girouette politique. Peut-être aurait-il pu dire, avant un fameux homme politique : "Ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent."

Cet ouvrage, certes mineur, n'est présent que dans le Fonds dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble et à la bibliothèque des Archives départementales des Hautes-Alpes. Pour les plus curieux, il a été numérisé : cliquez-ici.

Pour finir, il a été imprimé par Jean-Baptiste Genoux, à Gap, un imprimeur dont on sait peu de choses. Les quelques recherches que j'ai faites sur lui me montrent qu'il y aurait quelque chose à dire sur lui et l'histoire de l'imprimerie en général.

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Essai sur l'application des condamnés à la détention à des travaux d'utilité publique, 1848

Il s'agit d'une lettre adressée au ministre de l'Intérieur par le commissaire du gouvernement des Hautes-Alpes Chanal pour défendre l'utilité du travail pour les détenus, sur la base de la situation à la maison centrale d'Embrun. En effet, le ministre de l'Intérieur Ledru-Rollin avait promulgué un décret supprimant le travail dans les prisons, pour ne pas faire de concurrence aux travailleurs « libres ».



Dans cette lettre, Chanal minimise cette concurrence, tant pour le tissage que pour le travail artisanal.Sur ce dernier point, il avance un argument assez curieux. Il y a une « telle mal-façon des produits » fabriqués par les détenus – cordonnerie en l'occurrence – qu'ils ne peuvent concurrencer ceux fabriqués à l'extérieur. Le reste de l'essai est surtout une réflexion sur le travail à l'extérieur de la prison, dans des chantiers encadrés (pp. 8-13). Il propose d'employer les détenus au percement d'un tunnel projeté « à travers la montagne de Bayard, pour donner passage à la fois à un canal d'irrigation et à une rectification de route. Ce tunnel n'aura pas mois de 3,422 mètres. » Il envisage ensuite tous les aspects : risque d'évasion, organisation, dépenses, coûts de la main d’œuvre des détenus, etc

Maison centrale d'Embrun, ancien collège des Jésuites, puis caserne Lapeyrouse.



Suite à la Révolution de 1848, le ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin a institué les commissaires du gouvernement, en lieu et place des préfets, et a procédé à un renouvellement important du corps préfectoral. Dans les Hautes-Alpes, il a nommé  François Victor Adophe de Chanal à la place de Toussaint Curel, en poste depuis 1840. Ce commissaire du gouvernement républicain, ancien militaire, a été en poste du 19 mars 1848 au 2 juin 1848, avant de partir dans le Gard.


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