dimanche 30 mai 2010

Le libraire Carilian-Gœury. Rangement de bibliothèque.

Les amateurs d'ouvrage techniques, en particulier sur les routes, les ouvrages d'art ou les chemins de fer, connaissent le libraire Carilian-Gœury qui fut actif à Paris de 1821 à 1854. A partir de 1839, son nom est associé à Victor Dalmont. Ce même libraire a aussi publié les premiers ouvrages d'Auguste Comte et de Frédéric Le Play ou la Théorie mathématique des effets du jeu de billard du célèbre mathématicien Coriolis.

Pourquoi s'intéresser aujourd'hui au libraire Carilian-Gœury ? Parce qu'il appartient à cette importante corporation de libraires briançonnais qui a essaimé à travers toute l'Europe. J'ai eu l'occasion de parler des libraires briançonnais qui ont dominé la librairie portugais, et plus précisément lisboète, à partir du XVIIIe siècle (cliquez-ici). Autre personnalité de la libraire parisienne tout droit venue du Briançonnais, Louis Fantin (voir la page que je lui consacre : cliquez-ici). C'est ce même Louis Fantin qui reçoit dans sa librairie parisienne un jeune apprenti de 14 ans et demi, Michel Antoine Carilian, né à Bousson, un hameau de la commune de Cézanne (Cesana Torinese, dans la province de Turin), sur le revers italien du col de Montgénèvre. Jusqu'au traité d'Utrecht en 1713, ces vallées appartenaient au Briançonnais, et donc à la France. C'est pour cela qu'elles sont parfois appelées les vallées cédées. Les populations ont longtemps maintenu le lien avec la France, en particulier en usant de la langue française, plutôt que l'italien.

Après avoir épousé la fille du libraire Jean-Louis Gœury, il prend sa suite et édite de nombreux ouvrages sous la marque Carilian-Gœury. Après le décès de sa femme, il s'adjoint les services de Victor Dalmont, dont le nom est désormais associé dans la marque : Carilian-Gœury et V. Dalmont. Pour plus de détails, je renvoie à la page que je consacre à ce libraire (cliquez-ici). Pour illustrer, 3 pages de titres d'ouvrages qu'il a édités, directement en lien avec le Dauphiné.

Etude sur les torrents des Hautes-Alpes, A. Surell, 1841


Exposé d'un nouveau système de défense contre les cours d'eau torrentiels des Alpes, S. Gras, 1850


Etudes sur les torrents des Alpes, S. Gras, 1857


Sans transition, j'ai fini de ranger ma bibliothèque. Ce qui explique probablement la baisse de rythme de mes publications.


Une vue avant :

Une vue après :


Cela paraît peut-être seulement un peu mieux rangé, mais le travail effectué est beaucoup plus important. Tous les livres que l'on voit ici concerne les Hautes-Alpes, le Dauphiné et la montagne. Pour le rangement, j'ai opté pour un classement par condition du livre. J'ai regroupé les livres reliés, en distinguant les belles reliures des reliures plus communes. Ensuite, c'est le format qui m'a guidé. Pour les autres livres, j'ai fait un mélange très personnel entre style du livre (histoire, documentation, bibliographie, montagne), condition du livre (broché, reliure modeste), etc. Enfin, j'en ai profité pour référencer l'emplacement de tous les livres, en numérotant les étagères et en reportant ce numéro en face du titre dans un fichier répertoire sous Word. Ainsi, je pourrais circonscrire mes recherches. Cela m'évitera quelques énervements, lorsque je ne retrouve pas un livre. Au bout du compte, ce sont près de 1500 ouvrages que j'ai dû répertorier. En plus, cela a été l'occasion de faire la poussière dans les recoins. C'est inimaginable la quantité de poussière qui se niche dans les livres.

dimanche 9 mai 2010

Considerations sur le dépeçage des livres

Je viens d'acquérir une petite plaquette chez un libraire parisien bien connu :
Lettre à M. Gautier, conseiller de préfecture des Hautes-Alpes, sur les antiquités de Gap, de 1837, par Pierquin de Gembloux, un célèbre polygraphe : "Sa bibliographie forme à elle seule un magnifique poème où se mêlent, s’affrontent et se complètent l’histoire, l’archéologie, la numismatique, la philologie, la pédagogie, la médecine, l’hygiène, la poésie."


Elle n'a pas de couverture. Elle est protégée par un papier de reliure moderne comme une chemise. En l'étudiant attentivement, on voit qu'elle est rognée et, malgré sa minceur (32 pages !), on distingue une marbrure de qualité sur les 3 tranches. Très clairement, elle est extraite d'un ouvrage relié, autrement dit, c'est le résultat du dépeçage d'un exemplaire dont on peut penser, à la seule vue de la marbrure des tranches, que la reliure était un travail soigné.

Lors de mes recherches sur cet ouvrage, je suis tombé sur le catalogue d'une vente aux enchères de 2006 dans laquelle été proposé un lot ainsi décrit : Pierquin de Gembloux. Recueil de 29 ouvrages reliés en 1 volume in-8, demi-veau rouge, dos orné de filets dorés et de fleurons à froid. (Laurenchet).

A ce moment-là, un doute s'est insinué en moi. Est-ce que ma petite acquisition ne serait pas le résultat du dépeçage de cet ouvrage ?

Je n'ai évidemment aucune preuve et je n'incrimine évidemment pas le libraire qui me l'a vendu. Je ne peux néanmoins pas m'empêcher de penser que, par simple appât du gain, un ouvrage a été dépecé. S'il s'agit de l'exemplaire de la vente ci-dessus, on imagine bien qu'il est beaucoup plus difficile de vendre une réunion de 29 ouvrages dont les sujets très variés sont susceptibles d'intéresser beaucoup de personnes, mais dont la réunion, à un prix probablement élevé (je n'ai pas trouvé le résultat de la vente), le rendait difficilement vendable. Débité en "petits morceaux", chacun peut y trouver son compte, comme moi-même qui recherchait cette plaquette depuis des années. Je suis d'ailleurs un peu complice de ce crime bibliophilique (à ma décharge, je l'ai acheté par correspondance et malheureusement, aucun libraire n'indique ce type de condition).

Ma dernière pensée va à l'amateur qui avait patiemment rassemblé ces 29 ouvrages, avant de les faire relier par un grand relieur. Son travail patient est maintenant dispersé de la façon la plus triste.

Pour ceux que cela intéresse, la liste des 29 titres, qui donnent un bon aperçu du talent polygraphe de Pierquin de Gembloux :

1 – Histoire littéraire philologique et bibliographique des patois. Paris, Techner et Berlin, Brockaus et Avenarus, 1841. 2 ff., XL pp., 339 pp., (1 p.)

2 – Lettre au général Bory de Saint-Vincent sur l’unité de l’espèce humaine. Bourges, Imprimerie de P-A. Manceron, 1840. 2 ff., 51 pp.

3 – Lettre à Monsieur Auguste Le Prévost sur l’Y. Bourges, Imprimerie de P-A. Manceron, 1841. 23 pp.

4 – Lettre à Mgr l’Evêque de Nevers sur un Musée catholique du Nivernais. Nevers, Duclos, s.d. 34 pp.

5 – Histoire de La Châtre. Bourges, P-A. Manceron, 1840. 1 f., 47 pp.

6 – Lettre à M. de la Tremblais, sur l’histoire de La Motte-Feuilly. Nevers, Duclos, 1839. 1 f., 13 pp.

7 – Réflexions sur le sommeil des plantes. Paris, Bechet, 1839. 16 pp.

8 – Poêmes et poésies. Bruxelles, H. Tarlier, 1829. 1 f., pp. 47 à 78. Contient Le livre des Saints, poème didactique, la Bible, l’Evangile et Le Château du Diable.

9 – Lettre à Monsieur Cournot sur les différents noms donnés à la rivière Isère. s.l.n.d. 8 pp.

10 – Lettre à Monsieur Raynal sur une inscription grecque inédite trouvée à Marseille. s.l.n.d. 8pp.

11 – Lettre à Monsieur Raoul-Rochette sur les aivalines. Bourges, Imprimerie P-A. Manceron, 1842. 12 pp.

12 – Lettre à Monsieur J-B. Bouillet sur une inscription chrétienne, regardée comme un monogramme du Christ. Bourges, Imprimerie P-A. Manceron, 1840. 11 pp.

13 – Lettre à M. Dupin sur l’histoire de Nevers avant la domination romaine. Nevers, Duclos, 1839. 1 f., 34 pp.

14 – Lettre à M. Laureau de Thory sur le mont Beuvraich. Nevers, Duclos, 1838. 23 pp.

15 – Lettre à M. de Varannes sur les antiquités d’Autun. Bourges, P-A. Manceron, 1840. 1 f., 23 pp.

16 –Lettre à M. Matter sur les antiquités de Grenoble. Grenoble, Chez Baratier Frères et Fils, 1836. 32 pp.

17 – Lettre à Monsieur Gautier sur les antiquités de Gap. Grenoble, Barnel, 1837. 32 pp.

18 – Lettre à M. Viguier sur le poisson Dieu des premiers chrétiens à propos d’une inscription grecque inédite trouvée près d’Autun. Bourges, Manceron, 1840. 1 f. 22 pp.

19 – Lettre sur un monument de Théologie Arithmétique. Grenoble, Baratier, 1837. 12 pp.

20 – Lettre à M. de Freulleville sur le tombeau de Déols. Châteauroux, Bayvet, 1839. 35 pp.

21 – Londres et Grenoble. Henri VIII et les Chartreux. Mignard et les supplices. Grenoble, Baratier, 1838. 22 pp.

22 – Le Bonnet de la Liberté et le coq gaulois, fruits de l’ignorance. 15 pp.

23 – Lettre sur l’histoire de la guimbarde. 1 f., 8 pp.

24 – Mémoire sur une médaille de COS. 1 f., 21 p., 1 planche h.-t.

25 – De la religion des anciens habitants de l’Isère. 5 ff. paginés 121 à 130.

26 – Notice sur deux inscriptions inédites trouvées à Carthage et à Marseille. 4 pp., 1 pl. h.-t.

27 – Réflexions sur le sommeil des plantes. Paris, Bechet, 1839. 11 pp.

28 – Discours prononcé sur la tombe de Mme de Genlis. 6 pp.

29 – Notice nécrologique sur J-P. Laborie. 15 pp.


Notice Wikipédia, particulièrement bien faite, sur Claude-Charles Pierquin de Gembloux(1798-1863)

samedi 1 mai 2010

Le rossignol de M. Donnette ou Un peu de généalogie textuelle

Le Dévoluy est une petite région montagneuse des Hautes-Alpes, enclavée et donc à l'écart des axes de circulation. Longtemps, il a pâti d'une réputation de pauvreté, voire de misère, au point que même Victor Hugo en parle dans Les Misérables. Nous allons voir par quel cheminement le rossignol de l'abbé Donnette a inspiré Victor Hugo, ce que j'ai appelé de la généalogie textuelle.

L'abbé Donnette a été curé-prieur de Saint-Etienne-en-Dévoluy de 1772 jusqu'à la Révolution. Comme beaucoup de ses confères, il ne reprit pas le sacerdoce lors du rétablissement du culte. Fortement implanté à Saint-Etienne-en-Dévoluy, il en devient le juge de paix jusqu'à sa mort en 1812.

Le successeur de l'abbé Donnette au poste de juge de paix est P.-J. Collin, ancien chef de la comptabilité de la préfecture des Hautes-Alpes. Emu par la misère du canton, il écrit un petit ouvrage où il présente la situation désespérée du pays pour mieux en défendre les intérêts. Il plaide en particulier pour une baisse significative de l'assiette des impôts, qu'il juge trop élevée par rapport à la richesse réelle du pays. Le titre de cet ouvrage paru à Paris en 1818 illustre de façon éloquente l'image du Dévoluy qu'il souhaite donner :
Notice sur la décadence du canton de Saint-Etienne-en-Dévolui, arrondissement de Gap, département des Hautes-Alpes.


Parmi les faits propres à appuyer son propos, il rapporte ces dires de l'abbé Donnette :
"M. Donnette ancien prieur de St-Etienne m'a assuré, deux ans avant sa mort, n'avoir entendu sur le territoire de cette commune, le rossignol qu'une seule fois depuis 43 ans qu'il habitait le Dévolui. Cet intéressant oiseau se fait quelque fois entendre sur la fin du printems dans quelques bosquets de St-Didier; mais son chant n'a pas cette harmonie qu'on remarque partout ailleurs; il a plutôt l'air de partager le deuil de la nature que célébrer son réveil !".

Il rapporte aussi ce trait de générosité :
"Les enfans mâles principalement vont chercher ailleurs des moyens d'existence; et lorsque ceux-ci ne laissent qu'une sœur unique, ils ont presque toujours la générosité de lui abandonner la plus grande partie et quelques fois la totalité de la succession, pour lui procurer un établissement plus avantageux".

Le baron Ladoucette a été préfet des Hautes-Alpes de 1802 à 1809. Il avait gardé de son passage un vif intérêt pour le département. Retiré de la vie publique après l'Empire, il consacre ses loisirs à l'écriture. Dans la grande tradition des statistiques départementales, il fait paraître en 1820 une
Histoire, antiquités, usages, dialectes des Hautes-Alpes, précédés d'un essai sur la topographie de ce département, et suivis d'une notice sur M. Villars.



Pour tout ce qui concerne le Dévoluy, il utilise abondamment l'ouvrage de P.-J. Collin, qu'il connaît bien car il l'a côtoyé à la préfecture des Hautes-Alpes. Dans la troisième partie de son ouvrage :
Caractères, mœurs, usages, costumes, etc., des habitans des Hautes-Alpes (p. 121), il condense les deux extraits que nous avons reproduits :
"Dans le Dévoluy, canton si sauvage, que l'ancien juge-de-paix, durant quarante-trois ans, n'y avait entendu qu'une seule fois le chant du rossignol, parmi les orphelins, les fils laissent à leurs sœurs le patrimoine, afin qu'elles puissent trouver un mari, et ils vont ailleurs chercher fortune".

Quelques années plus tard, en 1835, Abel Hugo fait paraître une description des départements français :
France pittoresque, ou description pittoresque, topographique et statistique des départements et colonies de la France., Paris, Delloye, 1835, 3 volumes. Dans le chapitre sur les Hautes-Alpes, il recopie presque textuellement le baron Ladoucette :
"Dans le Dévoluy, canton si sauvage, que le juge de paix a dit à M. de Ladoucette, n'y avoir entendu le rossignol qu'une seule fois en 43 ans, quand les familles se composent d'orphelins, les garçons laissent à leurs sœurs le patrimoine paternel afin qu'elles puissent trouver un mari et vont ailleurs chercher fortune". (tome I, p. 154)

Nous voilà maintenant presque 30 ans plus tard, en 1862. Au début des
Misérables, Victor Hugo a peint le portrait du bon évêque de Digne, Mgr Myriel. Pour créer ce personnage, un des plus marquants de l'œuvre, il s'est largement inspiré de Mgr Miollis , évêque de Digne de 1805 à 1838. Le Concordat de 1801 avait réuni en un seul diocèse les deux départements des Hautes et Basses-Alpes, avec siège épiscopal à Digne. Mgr Miollis était donc aussi évêque de Gap. Lorsque Hugo veut évoquer ce diocèse, il s'inspire donc des descriptions des deux départements. Il utilise alors l'ouvrage de son frère Abel. Dans le chapitre A bon évêque dur évêché (3ème chapitre du livre premier Un juste de la première partie Fantine, p. 23 de l'édition originale), il rapporte la phrase de son frère, en la transformant :
"Aux familles divisées par des questions d'argent et d'héritage, il disait : - Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le père meurt dans une famille, les garçons s'en vont chercher fortune, et laissent le bien aux filles afin qu'elles puissent trouver des maris."

Voilà comment le rossignol de l'abbé Donnette se retrouve dans
Les Misérables. En disant cela, le bon abbé ne s'imaginait sûrement pas que son propos aurait une telle audience et une telle postérité.

Pour conclure sur une image plus riante, une vue de Saint-Etienne-en-Dévoluy glanée sur le web.