samedi 22 décembre 2012

Un petit "vert" pour finir l'année !

On me pardonnera ce jeu de mots pour présenter ma dernière acquisition (dernière acquisition de l'année, je ne sais, car il reste encore 9 jours !)

Un très joli exemplaire des Poésies en patois du Dauphiné, paru en 1840, vient de rejoindre ma bibliothèque. Qu'est-ce qui le distingue ? Tout simplement qu'il est entièrement vert.


Non seulement il est imprimé sur un beau papier vert :


Mais le cartonnage de l'éditeur est recouvert de papier vert, orné d'un beau motif imprimé.



Pour ne pas déparer, le papier des contre-plats et des pages de gardes est vert. Même le catalogue du libraire en fin d'ouvrage est sur papier vert.

C'était un usage courant de proposer à la vente des ouvrages sur des papiers de couleur (j'ai des ouvrages sur papier rose, jaune et bleu). C'était une forme de tirage de tête. Comme on le voit dans l'avis que Paul Colomb de Batines insère dans le Feuilleton du journal de la librairie, n° 26, samedi 26 juin 1841, pour annoncer les ouvrages qu'il propose à la vente : 


Il n'y a que 10 exemplaires sur papier de couleur (dont celui-ci et celui du fonds dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble), dont le prix unitaire est 8 fois celui des exemplaires sur papier commun.

Je vous laisse découvrir l'ouvrage et sa place dans la mise en valeur des "patois" du Dauphiné, sur la page que je lui ai consacrée : cliquez-ici.

Cet ouvrage est le fruit de la collaboration d'un imprimeur grenblois, Evariste Prudhomme, et d'un bibliographie, bibliophile et libraire haut-alpin, Paul Colomb de Batines, personnage au destin chaotique qui mit son énergie à défendre la bibliographie dauphinoise, à un moment où elle était balbutiante. Pour en savoir plus, cliquez-ici.

J'en profite pour signaler et saluer la naissance d'un nouveau blog : Histoire de la Bibliophilie, de Jean-Paul Fontaine. Dans un des commentaires qui accompagnait le premier billet, j'ai cru, peut-être, me reconnaître dans ces quelques lignes de l'auteur :

" En outre, il me paraît indispensable d'échanger les avis et informations avec des lecteurs aussi avertis et cultivés que ceux que je lis depuis quelques années sur leurs blogs, pour mieux cerner un domaine immense qui, les événements contemporains le démontrent tous les jours, semble se réduire et revenir aux règles et habitudes anciennes d'un milieu privilégié : serions-nous, en effet,en train de vivre la renaissance d'une bibliophilie de qualité, qui s'était en quelque sorte perdue,et qui avait perdu ses repères, sous prétexte de démocratisation illusoire ?"

Peut-être qu'un jour il nous gratifiera d'un billet savant sur Paul Colomb de Batines (quelque chose me dit que cela pourrait arriver....)

dimanche 9 décembre 2012

Un nouvel ex-libris dauphinois.

Un ouvrage que j'ai entrepris de décrire est orné d'un bel ex-libris (taille réelle) :


 Après quelques recherches sur Internet, je n'ai rien trouvé ni sur le propriétaire, ni sur cette bibliothèque. Je me suis donc retourné sur mes sources habituelles. Dans l'Armorial de Dauphiné, de Rivoire de la Bâtie, je n'ai trouvé qu'une personne dont le prénom commence par "R" dans la famille du Bouchage. J'ai donc fait l'hypothèse, qui reste à confirmer, que cet ex-libris est celui de Robert de Gratet, vicomte du Bouchage, né à Baccon (Loiret) le 16 avril 1825, fils de François Louis Gustave de Gratet, vicomte du Bouchage et de Amélie Flore Marie Bigot de la Touanne, propriétaires à Cornage (commune de Vizille, Isère). Il s'agit d'une ancienne famille dauphinoise, qui porte les armes qui apparaissent sur l'ex-libris, avec la devise "Tout à tout". Dernière preuve, cet ex-libris orne un ouvrage de 1859 : Uriage et ses envrions, d'Alexandre Michal-Ladichère, un lieu fort proche de Vizille où vivaient ses parents et peut-être lui-même.

J'ai ainsi enrichi la page que je consacre aux ex-libris dauphinois : cliquez-ici.

Quelques mots sur l'ouvrage qui porte cet ex-libris. C'est la deuxième édition de ce guide destiné à faire connaître et promouvoir l'établissement thermal d'Uriage, dans l'Isère, en même temps qu'il faisait découvrir cette région du Dauphiné. Il s'appuie pour cela sur un texte d'Alexandre Michal-Ladichère, avocat et homme politique grenoblois, et sur les illustrations du célèbre peintre et dessinateur dauphinois Alexandre Debelle. Pour découvrir l'ouvrage, cliquez-ici.



Une sélection de quelques gravures sur bois qui illustrent ce livre, d'après des dessins d'Alexandre Debelle :








Pour finir de faire de cet exemplaire un objet bien désirable, il est parfaitement relié, avec les plats en percaline portant un titre doré :



Alexandre Michal-Ladichère,  l'auteur, était presque un inconnu sur Intenet. J'ai rassemblé les éléments que j'ai glanés, jusque dans l'état civil en ligne, pour en présenter la première synthèse : cliquez-ici.

Alexandre Michal-Ladichère, par Victor Sappey

dimanche 25 novembre 2012

Le premier guide touristique de l'Isère ?

Grenoble

Le guide touristique tel que nous le connaissons s'est peu à peu défini au cours du XIXe siècle, jusqu'à ce qu'Adolphe Joanne lui donne la forme et la diffusion que l'on connaît. Pour le département de l'Isère, qui forme une partie du Dauphiné, on peut penser que le travail de Pierre Fissont et Auguste Vitu, paru en 1856, est le premier guide dans le sens moderne du temps :
Guide pittoresque et historique du voyageur dans le département de l'Isère et les localités circonvoisines.
Grenoble, Ferary, Libraire-Editeur, 1856


Auparavant, de nombreuses parties du département avait fait l'objet d'un guide, comme l'Oisans avec l'Essai descriptif sur l'Oisans, d'Aristide Albert et le Guide du voyageur dans l'Oisans, du docteur Joseph-Hyacinthe Roussillon, ou la Grande-Chartreuse. En revanche, pas son parti pris d’exhaustivité et sa présentation par itinéraires, ce guide est, à ma connaissance, le premier au sens moderne du terme.Il faudra ensuite attendre le premier tome du Guide du Dauphiné d'Adolphe Joanne en 1862 pour avoir un guide complet de la région.

Cet exemple de pages (avec un petit clin d’œil à un certain bibliomane moderne, qui comprendra) montre la présentation choisie, même si les villages décrits ici ne se distinguent pas par les monuments ou les curiosités naturelles.


Je vous laisse découvre ce guide sur la page que je lui est consacrée : cliquez-ici.

Il a aussi l'avantage d'être joliment illustré de 10 lithographies. Après celle en tête du message (et qui forme frontispice), je vous en présente 4 autres ici :

 La Grande-Chartreuse

Voiron

Le château de Valbonnais

Pont-en-Royans

Lorsque j'ai acheté l'ouvrage, c'est posé la question d'identifier les auteurs. Encore une fois, les ressources d'Internet se sont avérées précieuses. Auguste Vitu a été vite identifié (voir sa notice biographique sur Wikipédia).


En revanche, je me suis vite demandé comment et pourquoi cette personnalité très parisienne s'était ainsi intéressée à l'Isère. Une notice biographique plus fournie m'a appris qu'il avait d'abord fondé un journal à Grenoble en 1850, mais surtout qu'il y avait passé trois ans comme chef de cabinet du préfet Jean Bérard, de 1852 à 1855. Cela lui a probablement permis de rassembler les éléments administratifs et descriptifs que l'on trouve dans ce guide.

Pour P. Fissont, l’exercice était plus difficile car je n'ai trouvé aucune notice biographique et qu'il existait un doute sur le prénom : Pierre ? Paul ? Une personne ? Deux personnes ? J'ai donc rassemblé les éléments d'une esquisse de notice, basée sur les éléments collectés et sur certaines hypothèses (pour la voir, cliquez-ici). Il est toujours difficile de prendre comme hypothèse l'erreur d'un érudit aussi scrupuleux qu'Edmond Maignien, mais cela me semblait la seule possibilité.


samedi 10 novembre 2012

Le Banc des Officiers, de Jean Faure, 1825 : un exemplaire inattendu

En cette année 1809, alors que la guerre gronde à travers l'Europe, le paisible village de La Motte-en-Champsaur (Hautes-Alpes) est le siège d'un violent conflit entre le maire et le curé à propos du banc de la mairie dans l'église paroissiale. Seul le préfet du département pourra départager les belligérants. Ce fait, mineur en soi, aurait disparu dans les oubliettes de l'histoire si Jean Faure, alors notaire à Orcières, à quelques kilomètres de là, n'avait eu l'envie de conter ces luttes villageoise dans un poème en 5 chants, au ton badin et légèrement sarcastique.


Que l'on ne s'étonne pas, l'époque était propice à la poésie. Le notaire, le préfet, le curé, etc. n'hésitaient pas à versifier, qui sur le mode comique, comme notre notaire, qui sur le mode romantique, comme un autre préfet des Hautes-Alpes, Ladoucette.

La première version du poème a paru en 1810. Mais, comme toutes les grandes œuvres, elle a fait l'objet d'un travail d'améliorations au fil du temps, amélioration sur la forme (entre deux actes, le notaire a le temps pour polir son métier de poète), amélioration sur le fond, car entre-temps, le notaire est devenu sous-préfet en 1822. Une certaine légèreté dans la figure du prêtre ne sied plus à un représentant de l'orde monarchique et religieux de la Restauration. C'est ainsi qu'en 1825, notre poète Jean Faure publie une deuxième édition, la plus complète, en 6 chants.

C'est un exemplaire de cet ouvrage qui vient de rejoindre ma bibliothèque. Pour des raisons que j’expliquerai plus loin, l'ouvrage méritait déjà de rejoindre ma bibliothèque. Cependant, il a quelques choses de plus, qui lui donne comme un cachet spécial et un peu inattendu. En effet, sur le premier contre-plat, il porte le bel ex-libris d'un Lord anglais :

Lord Hamilton Francis Chichester (1810-1854)

Ensuite, le faux titre est couvert d'un long envoi en anglais :

Je l'ai déchiffré (du moins je le pense, car l'écriture est peu lisible et mon anglais un peu insuffisant pour rétablir les mots difficilement lisibles) :
To Miss Blake
from J H Frere who says that this poem is first heard with at Marseilles in 1825 and which he has never heard mention since, is one the prettiest thing in the french language.
que j'ai traduit par :
A Miss Blake, de J H Frere qui précise que ce poème qu'il a entendu pour la première fois à Marseille en 1825 et dont il n'a jamais entendu parler depuis, est une des plus jolies choses en langue française.

Ce modeste petit ouvrage, dont l'audience ne devait guère dépassée les Hautes-Alpes (voire une partie des Hautes-Alpes), a eu l'heur de plaire à un écrivain et diplomate anglais, John Hookham Frere (1769-1846), qui s'installa à Malte en 1821. Rejoint pendant quelques temps, à partir de 1825, par sa nièce Honoria Anastatia Blake, il en fit son héritière, la considérant comme sa fille. Nous savons aussi qu'en 1825, il fit un voyage en Angleterre. C'est probablement à ce moment-là, passant par Marseille pour rejoindre Malte, qu'il a découvert ce poème que rien, sinon le hasard, ne pouvait lui faire découvrir. Il a donc dédicacé un exemplaire de l'ouvrage à cette nièce. Honoria Anastatia Blake (la Miss Blake de la dédicace) a épousé Lord Hamilton Francis Chichester en 1837.

Etonnant, non ?

Pour finir, Lord Hamilton Francis Chichester, pour conserver ce précieux témoignage d'affection de l'oncle à la nièce, l'a fait agréablement relier :


Pour ceux qu'intéresse l'histoire de ce texte majeur de la littérature française (je rappelle qu'il a été lu jusqu'en Angleterre et à Malte), je les renvoie à la page que je lui consacre : Le Banc des Officiers. En effet, Jean Faure ayant vécu jusqu'à 87 ans, il y a une troisième version, en quatre chants, très différente par le contenu et le style, même si la trame de l'histoire reste la même.

J'ai deux raisons particulières de m'intéresser à ce texte. La première est que, tout simplement, j'ai un attachement particulier à la Motte-en-Champsaur, village d'origine d'une partie de ma famille. En 1809, mes ancêtres Joseph Escalle et Rose Gauthier ont sûrement été partie prenante dans ce conflit, d'autant plus que le maire de l'époque, un des deux protagonistes et chefs de partis, Jean Alexandre Lagier, avait été un de leurs témoins de mariage. Au passage, ce maire aux idées avancées, peut-être un peu voltairien, a signé "Lagier fils sans culotte" dans l'acte de mariage de mes ancêtres en 1794 (il y a peut-être aussi un peu d'opportunisme !). Rien que cela était une raison suffisante.

 Mariage Joseph Escalle - Rose Gautier, avec la signature de Jean Alexandre Lagier

 
 Deux cartes postales anciennes de La Motte-en-Champsaur

L'autre raison est que je collectionne patiemment tous les ouvrages publiés par Jean Faure, dit Jean Faure du Serre (1776-1863), modeste célébrité nos vallées des Hautes-Alpes. Comme le dit Adolphe Rochas dans sa Biographie du Dauphiné : "M. Faure a consacré à la poésie les loisirs que lui laissaient ses prosaïques travaux de notariat et d'administration; peut-être même a-t-il cherché dans cette douce occupation l'oubli des nombreux chagrins qui l'ont éprouvé pendant sa longue carrière. On lui doit, notamment, trois poëmes héroï-comiques dans lesquels il chante de fort plaisants événements, dont le département des H.-Alpes a été le théâtre. Ces poëmes sont écrits avec verve et entrain : il y a de la gaîté, de bonnes saillies, beaucoup plus qu'on ne saurait raisonnablement en attendre d'un homme ayant été notaire et sous-préfet.".
Je lui ai donc consacré une page : Jean Faure du Serre.

Pour illustrer ma collection "in progress" (cet exemplaire m'a rendu anglophile !), quelques photos d'autres ouvrages de Jean Faure du Serre, avec les liens vers les pages de mon site, pour ceux qui veulent aller plus loin dans la connaissance de l'auteur.

 La Tallardiade, Gap, 1819 (voir la page : cliquez-ici)

 
  La Tallardiade, Gap, 1839 (voir la page : cliquez-ici)

 
 Œuvres choisies, Gap, 1858 (voir la page : cliquez-ici)

Pour finir ce long message, une remarque et une interrogation. J'entends souvent dire, voire je lis parfois sur des blogs amis, qu'acheter en ventes aux enchères permet de payer moins cher. Sur cet exemple particulier (je ne lance pas de débat général), c'est exactement l'inverse, car il m'a coûté un prix déraisonnable, poussé par un commissaire priseur qui devait voir mon œil briller d'envie. L'autre raison et c'est là mon interrogation, je me suis retrouvé face à un enchérisseur tout aussi déterminé que moi. J'avoue être très curieux de savoir ce qui motivait cet enchérisseur par téléphone, alors que, objectivement, rien dans l'ouvrage ne le justifiait. Il y a donc un deuxième amateur, soit intéressé par la Motte-en Champsaur (village de 120 habitants !), soit par Jean Faure (le nombre d'amateurs doit être un tout petit peu supérieur), soit une autre raison que j'ignore. Et j'aimerais bien savoir ! Je n'ai aucun regret de mon achat, je me suis fait plaisir, et c'est, je crois, le plus important.

samedi 27 octobre 2012

Victor Lagier, libraire à Dijon,... et libraire haut-alpin

Tous les bibliophiles ont sûrement entendu parlé, au moins une fois, de Gabriel Peignot, célèbre pour son Manuel du Bibliophile, ou Traité du Choix des Livres, paru à Dijon en 1823. Les plus savants (comme les bibliomanes modernes bourguignons...) se rappelleront qu'une bonne partie de sa production a été publiée par Victor Lagier, libraire à Dijon. Enfin, une proportion encore plus restreinte de nos bibliophiles se rappellera immédiatement que Victor Lagier était un libraire originaire des Hautes-Alpes.


J'ai déjà eu l'occasion de parler de quelques libraires de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles qui étaient originaires des montagnes des Hautes-Alpes. Je renvoie à ces quelques billets sur mon blog ou à ces pages sur mon site :
  • La famille Gauthier, du Noyer en Champsaur, à l'origine de la dynastie des Gauthier-Villars. J'ai prononcé une conférence sur l'histoire de cette famille de libraires : cliquez-ici.
  • Dominique Villars, futur botaniste, qui a eu une expérience de colporteur-libraire : cliquez-ici.
  • Louis Fantin, un libraire briançonnais, à Paris : cliquez-ici et cliquez-là.
  • Les libraires briançonnais qui ont dominé la librairie portugaise, et plus précisément lisboète, à partir du XVIIIe siècle : cliquez-ici.
  • Le libraire Carilian-Gœury : cliquez-ici et cliquez-là.
Aujourd'hui, je m'intéresse à Victor Lagier (1788-1857). Qu'est-ce que motive un tel intérêt aujourd'hui ? Tout simplement que j'ai découvert récemment que ses mémoires avaient été publiés. Je viens de les lire et ce billet en est un rapide compte-rendu

Acte de baptême de Victoir Lagier

Comme il se doit, Victor Lagier a fait l'objet d'une notice dans : Les imprimeurs et les libraires dans la Côte d'Or, de Clément-Janin, Dijon, 1883. Ces quelques extraits sont un bon résumé de la vie de Victor Lagier :
Lagier fut à la librairie dijonnaise, ce que Palliot, Causse et Frantin avaient été à l'imprimerie. C'était un novateur.
Il naquit le 22 décembre 1788 à Laulagnier, canton de Saint-Bonnet (Hautes-Alpes), d'humbles laboureurs : le sixième de neuf enfants. A neuf ans, sachant à peu près lire, écrire et compter, on l'envoya garder les chèvres dans un village voisin. Tourmenté du besoin d'apprendre, il mit à profit, pour s'instruire, ses longues heures de solitude, et travailla avec tant d'ardeur qu'à quatorze ans il était à même de diriger une école et de tenir les livres d'un commerçant.
La commune de La Balme choisit Victor Lagier pour instituteur, bien qu'il n'eût que 17 ans; mais jugeant bientôt l'enseignement sans avenir, il le quitta, après une année d'exercice, pour se consacrer au commerce des soieries, et signa à Lyon, le 25 avril 1805, un contrat d'apprentissage.
Ce n'était pas encore là son idéal. Le goût de Victor Lagier pour les livres s'était développé jusqu'à la passion : il n'y résista plus et abandonna la barre du canut pour la balle du colporteur.
Sans ressources (l'apprentissage avait tout épuisé), il emprunta six francs avec lesquels il se procura des almanachs, des contes de fées, et autres spécimens de la librairie populaire d'alors, qu'il revendit avantageusement sur les quais de Lyon. Dur à la fatigue, vivant de rien, après quelques mois de travail, et malgré les douleurs qui le retinrent à l'hôpital, Lagier avait amassé un pécule qui tenta la cupidité d'un confrère, son compatriote et son ami. Abusant de son inexpérience, ce libraire lui vendit un assortiment de livres sans valeur. Lagier, ruiné par ce marché désastreux, se fit successivement écrivain public, manœuvre et moissonneur, pour échapper à la faim.
Cependant, les livres l'attiraient de nouveau. A force de courage, de persévérance, de privations, aidé aussi par un homme de bien, Lagier se releva, et reprit avec joie la balle du bizouard. Le sort devait encore se jouer et de sa jeunesse et de sa bonne foi.
Certain confrère, alléché par ses économies et frappé de ses aptitudes, lui offrit une association, le mettant en apparence à la tête d'un établissement important. Ce traité, accepté avec transport, obligea bientôt Lagier à payer les dettes cachées de son associé et à remonter encore son rocher. Il ne lui restait, du beau rêve entrevu, qu'une misérable pacotille avec laquelle il arriva à Dijon au mois de mai 1809.
Une planche posée sur des tréteaux, au Coin-du-Miroir, et à peine garnie de bouquins, telle fut la première assise de la fortune que Lagier devait édifier. Il quitta bientôt cette boutique en plein vent pour occuper dans la rue Rameau, le portique du Musée, ouvert comme aujourd'hui, et dont il avait compris l'importance pour le commerce de détail.
Ces modestes débuts excitèrent pourtant la jalousie des libraires dijonnais. Ils mirent la police aux trousses de Lagier, parce qu'il n'avait point de brevet, tout en lui refusant le certificat d'aptitude nécessaire pour l'obtenir. Ces persécutions l'obligeaient souvent à déplacer son étalage, et même à le transporter dans les villes voisines. Les libraires de Dôle et de Besançon se montrèrent plus généreux et, grâce à leurs attestations favorables, le brevet de libraire de Lagier fut signé le 4 février 1811.
[...]
Désormais fixé à Dijon, Lagier ajouta à son commerce des "livres modernes et de nouveautés", celui des vieux livres. L'heure était propice, et bientôt le portique du Musée devint un des lieux de réunion des bibliophiles. C'était dans ce passage malsain (Victor Lagier eut le courage de l'habiter pendant plus de vingt ans), que Maret de Charmoy, les deux Baudot, de Mimeure, Amanton, Gabriel Peignot, de Rochefond, Girault, de Meixmoron, Bernard Joliet, ainsi que de nombreux amateurs étrangers, trouvaient les raretés dont ils enrichissaient leurs collections, et sauvaient de la destruction tant de débris précieux du savoir et de l'esprit d'autrefois.
[...]
Il avait alors une des plus importantes librairies de province. Au commerce de détail, il ajouta, sur une grande échelle, la publication des livres. [...]
 Dès 1837, Victor Lagier avait remis sa librairie de détail. Il ne quitta définitivement les affaires qu'en 1848, après avoir divisé entre plusieurs éditeurs de Paris et de Dijon, le fardeau de ses nombreuses publications.
[...]
Victor Lagier mourut en revenant des eaux de Louèche, à Martigny (Valais), le 31 août 1857.
Clément-Janin termine sa notice en annonçant qu'il "a laissé des Mémoires pleins d'utiles enseignements, d'appréciations curieuses sur les hommes et les choses de son temps, qu'il serait intéressant de publier." La notice de Clément-Janin est d'ailleurs un bon résumé de ces mémoires. Or, ces mémoires ont été publiés en 2009, de façon assez discrète.


Leur lecture est effectivement pleine d'intérêt. La jeunesse et la formation de Victor Lagier sont particulièrement développées. C'est une intéressante évocation de la vie d'un jeune paysan, issu d'une famille aisée, tout du moins selon les critères de sa région, que les conditions familiales et un contexte local, qui poussent les cadets à tenter l'aventure pour se faire une place au soleil, ont conduit à suivre sa propre voie, malgré son défaut d'éducation. C'est une évocation instructive d'un monde de libraires qui oscillent entre le colportage, parfois à grande échelle, et la librairie. Lorsqu'on parle de colporteurs de livres, il ne faut pas l'imaginer ainsi :


mais plutôt comme des marchands-forains, qui transportent leur malles de ville en ville.

Sur l'instruction, rappelons que Victor Lagier a bénéficié de cette instruction de base qui était donnée dans les villages des Hautes-Alpes, permettant d'acquérir les savoirs pratiques permettant à un future propriétaire-cultivateur de mener ses affaires. Cette instruction n'incluait évidemment pas les fameuses Humanités qui distinguaient l'honnête homme de l'époque et lui offraient une aisance pour se mouvoir dans la culture de son temps. L'absence de cette culture a, semble-t-il, fait souffrir Victor Lagier, qu'il a compensée par un travail assidu pour maîtriser les savoirs de sa profession.

L'intérêt majeur de ces mémoires est de voir comment l'on pouvait passer de la pauvreté à l'aisance, revenir au dénuement, puis se refaire, si tant est que l'on faisait preuve d'initiative et de persévérance. On y voit aussi le poids des réseaux familiaux (il met le pied à l'étrier de ses frères, même s'il est amené à le regretter pour l'un d'eux), ainsi que le réseau de ses compatriotes hauts-alpins, même si, là-aussi, il sera victime de son inexpérience et de leur roublardise un peu malhonnête.

Dans quelques chapitres en fin d'ouvrage, il révèle le secret de sa réussite. Ne vous attendez-pas à une découverte ! C'est un éloge des valeurs bourgeoises de travail, d'épargne, de probité, de prudence, de sobriété et d'initiative calculée. Paresseux, viveurs, rentiers, dilettantes, passez votre chemin, les principes de Victor Lagier ne sont pas pour vous si vous ne consentez pas à renoncer à vos mauvais penchants, surtout si vous souhaitez devenir libraires ! Même s'il y a un peu de naïveté parfois dans ces pages, c'est un bel exemple d'un homme qui, guidé par sa passion pour les livres, s'est peu à peu révélé un spécialiste et un vrai amoureux des livres, même s'il a toujours été conscient qu'il lui a manqué un instruction plus développée (il ne sait pas le latin, par exemple) qui lui aurait permis d’exercer plus facilement son métier.

Accessoirement, si vous voulez savoir comment se marie un jeune homme en ces années de romantisme naissant (Chateaubriand a publié quelques années auparavant Atala et René), ce court passage nous instruira :
Mes affaires étaient alors en bonne voie. Dans la seule année 1812, je réalisais près de quatre mille francs de bénéfices. Ces succès m'attachèrent davantage à mon commerce, pour lequel l'expédition de Russie commençait pourtant à m'inquiéter. Le besoin d'hommes pouvait aussi amener une nouvelle levée de conscrits et j'avais lieu de craindre d'y être compris.
Monsieur Schut, contre la maison duquel j'avais fait mon premier déballage à Dijon et qui m'était resté attaché, me conseilla de quitter le célibat pour différer au moins mon appel et me proposa un parti très honorable. Il chargea de me faire agréer, et dans l'automne de cette année, il négocia mon mariage avec mademoiselle Thérèse Mélanie Gresely, fille aînée de madame Anne Marie Gresely, veuve de monsieur André Gresely, maîtresse de verrerie à Spoix, commune du département de l'Aube. Monsieur Schut s'approvisionnait à cette verrerie; il avait la confiance de la maison et la méritait. On s'en rapporta donc à lui de part et d'autre et, après quelques entrevues, ma demande fut accueillie.
On est loin du romantisme ! Mais rien dans ses origines et sa culture personnelle ne le prédisposaient à l'amour romantique. Comme pour ses ancêtres, le mariage était aussi une affaire d'intérêts bien compris.

Je reviens rapidement sur le libraire malhonnête qui a abusé de son inexpérience. Il s'agit du libraire Arnoux Millon de Lyon, natif de Poligny, dans les Hautes-Alpes (village voisin du hameau natal de Victor Lagier). Le hasard étant ce qu'il est est, un des ouvrages de ma bibliothèque contient, collée au premier-contre-plat, une belle étiquette du libraire Millon, alors installé quai Villeroy à Lyon (ce quai, devenu le quai Saint-Antoine, est encore le lieu des bouquinistes).


Pour finir, quelques regrets sur cette édition. D'abord, elle aurait mérité d'être accompagnée d'un minimum d'appareil critique, même réduit à quelques notes explicatives, pour donner plus de sens à ce texte. L'autre regret est que le texte aurait nécessité une relecture plus attentive. Si on veut bien passer sur les fautes de frappe, voire les erreurs de lecture évidentes ("mire" au lieu de "nuire"), quelques vérifications des noms propres auraient évité de parler de "Cournon" au lieu de "Tournon", ou du président Bonbier, auteur des Coutumes de Bourgogne, alors qu'une simple vérification dans Google (je n'en demande pas plus) aurait permis de lire correctement Bouhier...

On ne souhaite pas à cette édition de suivre le chemin de l'épicier qui, semble-t-il à l'époque et à en croire Victor Lagier, était le destin naturel des invendus de la librairie !

 Vue aérienne du bocage Champsaurin autour de L'Aulagnier, hameau natal de Victor Lagier

  Vue aérienne de L'Aulagnier à Saint-Bonnet-en-Champsaur

Cette notice sur un hôtel particulier, l'hôtel Lory, de Dijon acquis par Victor Lagier en 1842 donnera une idée sur le chemin parcouru (cliquez-ici) :


samedi 20 octobre 2012

Alpes fleuries, Gap, 1898

Loin de la capitale, en ce XIXe siècle finissant, il existait aussi dans nos provinces, à Gap par exemple, le désir de publier des beaux livres, sur un papier de qualité, bien illustrés, sous une belle présentation. C'est une livre comme celui-ci que je présente aujourd'hui.


Sous une chemise couverte de soie verte, à lacets, sont rassemblées 12 feuillets sur papier du Japon, dont 9 portent un poème dédié à une fleur des Alpes, illustré d'un dessin en arrière plan représentant un paysage de nos montagnes (Hautes-Alpes, Savoie, Dauphiné).










Paru en 1898, ce petit recueil est l’œuvre de deux frères, Georges et Raoul du Lédo, pseudonyme qui cachent Georges et Raoul Chapuis, dont la renommée n'a guère survécu à leur bref coopération de la fin de siècle.En effet, Georges écrivait et Raoul illustrait.


Cet exemplaire porte le n° 312. J'avoue être sceptique car une telle publication, probablement à compte d'auteur, ne devait pas atteindre un tel tirage. C'est d'ailleurs la première fois en 15 ans que je le vois. A défaut d'autres information, je la prends pour tel.

Je sais que ce petit ouvrage "bibliophilique" reste bien modeste, surtout lorsqu'on le compare aux belles productions de l'époque. Néanmoins, "tel qu'il est, il me plaît" !

Pour un description plus complète : cliquez-ici.