samedi 10 novembre 2012

Le Banc des Officiers, de Jean Faure, 1825 : un exemplaire inattendu

En cette année 1809, alors que la guerre gronde à travers l'Europe, le paisible village de La Motte-en-Champsaur (Hautes-Alpes) est le siège d'un violent conflit entre le maire et le curé à propos du banc de la mairie dans l'église paroissiale. Seul le préfet du département pourra départager les belligérants. Ce fait, mineur en soi, aurait disparu dans les oubliettes de l'histoire si Jean Faure, alors notaire à Orcières, à quelques kilomètres de là, n'avait eu l'envie de conter ces luttes villageoise dans un poème en 5 chants, au ton badin et légèrement sarcastique.


Que l'on ne s'étonne pas, l'époque était propice à la poésie. Le notaire, le préfet, le curé, etc. n'hésitaient pas à versifier, qui sur le mode comique, comme notre notaire, qui sur le mode romantique, comme un autre préfet des Hautes-Alpes, Ladoucette.

La première version du poème a paru en 1810. Mais, comme toutes les grandes œuvres, elle a fait l'objet d'un travail d'améliorations au fil du temps, amélioration sur la forme (entre deux actes, le notaire a le temps pour polir son métier de poète), amélioration sur le fond, car entre-temps, le notaire est devenu sous-préfet en 1822. Une certaine légèreté dans la figure du prêtre ne sied plus à un représentant de l'orde monarchique et religieux de la Restauration. C'est ainsi qu'en 1825, notre poète Jean Faure publie une deuxième édition, la plus complète, en 6 chants.

C'est un exemplaire de cet ouvrage qui vient de rejoindre ma bibliothèque. Pour des raisons que j’expliquerai plus loin, l'ouvrage méritait déjà de rejoindre ma bibliothèque. Cependant, il a quelques choses de plus, qui lui donne comme un cachet spécial et un peu inattendu. En effet, sur le premier contre-plat, il porte le bel ex-libris d'un Lord anglais :

Lord Hamilton Francis Chichester (1810-1854)

Ensuite, le faux titre est couvert d'un long envoi en anglais :

Je l'ai déchiffré (du moins je le pense, car l'écriture est peu lisible et mon anglais un peu insuffisant pour rétablir les mots difficilement lisibles) :
To Miss Blake
from J H Frere who says that this poem is first heard with at Marseilles in 1825 and which he has never heard mention since, is one the prettiest thing in the french language.
que j'ai traduit par :
A Miss Blake, de J H Frere qui précise que ce poème qu'il a entendu pour la première fois à Marseille en 1825 et dont il n'a jamais entendu parler depuis, est une des plus jolies choses en langue française.

Ce modeste petit ouvrage, dont l'audience ne devait guère dépassée les Hautes-Alpes (voire une partie des Hautes-Alpes), a eu l'heur de plaire à un écrivain et diplomate anglais, John Hookham Frere (1769-1846), qui s'installa à Malte en 1821. Rejoint pendant quelques temps, à partir de 1825, par sa nièce Honoria Anastatia Blake, il en fit son héritière, la considérant comme sa fille. Nous savons aussi qu'en 1825, il fit un voyage en Angleterre. C'est probablement à ce moment-là, passant par Marseille pour rejoindre Malte, qu'il a découvert ce poème que rien, sinon le hasard, ne pouvait lui faire découvrir. Il a donc dédicacé un exemplaire de l'ouvrage à cette nièce. Honoria Anastatia Blake (la Miss Blake de la dédicace) a épousé Lord Hamilton Francis Chichester en 1837.

Etonnant, non ?

Pour finir, Lord Hamilton Francis Chichester, pour conserver ce précieux témoignage d'affection de l'oncle à la nièce, l'a fait agréablement relier :


Pour ceux qu'intéresse l'histoire de ce texte majeur de la littérature française (je rappelle qu'il a été lu jusqu'en Angleterre et à Malte), je les renvoie à la page que je lui consacre : Le Banc des Officiers. En effet, Jean Faure ayant vécu jusqu'à 87 ans, il y a une troisième version, en quatre chants, très différente par le contenu et le style, même si la trame de l'histoire reste la même.

J'ai deux raisons particulières de m'intéresser à ce texte. La première est que, tout simplement, j'ai un attachement particulier à la Motte-en-Champsaur, village d'origine d'une partie de ma famille. En 1809, mes ancêtres Joseph Escalle et Rose Gauthier ont sûrement été partie prenante dans ce conflit, d'autant plus que le maire de l'époque, un des deux protagonistes et chefs de partis, Jean Alexandre Lagier, avait été un de leurs témoins de mariage. Au passage, ce maire aux idées avancées, peut-être un peu voltairien, a signé "Lagier fils sans culotte" dans l'acte de mariage de mes ancêtres en 1794 (il y a peut-être aussi un peu d'opportunisme !). Rien que cela était une raison suffisante.

 Mariage Joseph Escalle - Rose Gautier, avec la signature de Jean Alexandre Lagier

 
 Deux cartes postales anciennes de La Motte-en-Champsaur

L'autre raison est que je collectionne patiemment tous les ouvrages publiés par Jean Faure, dit Jean Faure du Serre (1776-1863), modeste célébrité nos vallées des Hautes-Alpes. Comme le dit Adolphe Rochas dans sa Biographie du Dauphiné : "M. Faure a consacré à la poésie les loisirs que lui laissaient ses prosaïques travaux de notariat et d'administration; peut-être même a-t-il cherché dans cette douce occupation l'oubli des nombreux chagrins qui l'ont éprouvé pendant sa longue carrière. On lui doit, notamment, trois poëmes héroï-comiques dans lesquels il chante de fort plaisants événements, dont le département des H.-Alpes a été le théâtre. Ces poëmes sont écrits avec verve et entrain : il y a de la gaîté, de bonnes saillies, beaucoup plus qu'on ne saurait raisonnablement en attendre d'un homme ayant été notaire et sous-préfet.".
Je lui ai donc consacré une page : Jean Faure du Serre.

Pour illustrer ma collection "in progress" (cet exemplaire m'a rendu anglophile !), quelques photos d'autres ouvrages de Jean Faure du Serre, avec les liens vers les pages de mon site, pour ceux qui veulent aller plus loin dans la connaissance de l'auteur.

 La Tallardiade, Gap, 1819 (voir la page : cliquez-ici)

 
  La Tallardiade, Gap, 1839 (voir la page : cliquez-ici)

 
 Œuvres choisies, Gap, 1858 (voir la page : cliquez-ici)

Pour finir ce long message, une remarque et une interrogation. J'entends souvent dire, voire je lis parfois sur des blogs amis, qu'acheter en ventes aux enchères permet de payer moins cher. Sur cet exemple particulier (je ne lance pas de débat général), c'est exactement l'inverse, car il m'a coûté un prix déraisonnable, poussé par un commissaire priseur qui devait voir mon œil briller d'envie. L'autre raison et c'est là mon interrogation, je me suis retrouvé face à un enchérisseur tout aussi déterminé que moi. J'avoue être très curieux de savoir ce qui motivait cet enchérisseur par téléphone, alors que, objectivement, rien dans l'ouvrage ne le justifiait. Il y a donc un deuxième amateur, soit intéressé par la Motte-en Champsaur (village de 120 habitants !), soit par Jean Faure (le nombre d'amateurs doit être un tout petit peu supérieur), soit une autre raison que j'ignore. Et j'aimerais bien savoir ! Je n'ai aucun regret de mon achat, je me suis fait plaisir, et c'est, je crois, le plus important.

1 commentaire:

Textor a dit…

Un notaire, sous-préfet et poète ! Je comprends que votre œil brillait !

Je ne sais pas si les conflits entre Pepone et Don Camillo ont été plus violents dans nos montagnes qu’ailleurs mais j’ai récupéré cette Eté une petite centaine de plaquettes concernant la Savoie des années 1880-1910, réunies par un érudit membre de l’Académie de Savoie. Bon nombre d’entre elles révèlent un fort anticléricalisme, et d’autres une lourde propagande catholique…

La prochaine fois, en vente publique, n’oubliez pas de garder l’œil torve ! :)

Textor