lundi 15 mars 2010

Quelques réflexions sur la société ancienne des Hautes-Alpes au XVIIIe siècle

Dans des messages précédents, j'ai eu l'occasion de parler de personnalités qui ont émergé du sein de la société haut-alpine au XVIIIe siècle. Que ce soit Dominique Villars (1745-1814), le père François Para du Phanjas (1724-1797) ou Ambroise Faure (1795-1875), ils sont tous nés au sein d'une société qui est aujourd'hui décrite comme pauvre. Lorsque on lit le tout venant de la littérature régionale actuelle, l'image qui s'en dégage est celui d'un pays dur, aux mœurs frugales et, surtout, d'une grande pauvreté. On nous renvoie l'image d'une population certes libre mais presque asservie à la terre par un dur labeur. Cette vision volontiers misérabiliste est directement issue du mélange entre la pensée historique IIIe République, pour qui avant 1789, tout n'était qu'obscurantisme, et la vision passéiste moderne, qui décrit nos campagnes hauts-alpines à travers le prisme d'une vision encore très marquée par la conception paradoxalement bourgeoise de Zola sur la vie du "peuple". Cette vision s'est construite sur la base d'une situation sociale dégradée tout au long du XIXe siècle où le poids de la surpopulation a pesé sur le développement des populations hauts-alpines.

Ce préambule pour introduire un excellent article paru sur un blog entièrement consacré au Queyras (cliquez-ici). A l'encontre de cette image souvent véhiculée, l'auteur, que je ne connais pas, met bien en exergue la relative aisance de ces pays de montagne. Pour ma part, j'ajouterais qu'ils ont pu abriter en leur sein une population qui avait une exigence de culture et d'ouverture qui leur a permis de faire émerger quelques personnalités. Ce n'est que plus tard, dans le cours du XIXe siècle, que ces villages se sont vidés de leurs "élites", ce qui a permis la mise en place de cette vision misérabiliste de la société haut-alpine.

Lorsque on parle des villages de la vallée de la Guisane aujourd'hui (Monetier-les-Bains, Villeneuve-La Salle, Saint-Chaffrey), nous n'avons droit qu'à une vision d'une population attachée à des travaux harassants (dernier exemple en date, les livres sur les paysans-mineurs du Briançonnais), qui sont certes une réalité. Mais ces mêmes villages au XVIIIe ont envoyé aux quatre coins du monde des libraires (jusqu'à Rio de Janeiro), des négociants (Jacques Ratton, de Monetier-les-Bains, qui a fait fortune dans le Portugal du marquis de Pombal), etc. Je renvoie à un article que j'avais écrit sur Louis Fantin (cliquez-ici).

Après cette introduction, je voudrais revenir à ces quelques personnalités. Ambroise Faure raconte dans ses souvenirs qu'au tout début du XIXe siècle, il suit l'école dans une écurie, avec un instituteur qui est aussi un tailleur d'habits. Cela peut paraître un signe de misère. Non, il faut le voir comme la volonté farouche des habitants pour donner une instruction à leurs enfants. D'ailleurs, la cohabitation des gens et des bêtes était si naturelle, qu'il faut deux siècles de mœurs bourgeoises pour considérer cela comme un signe de pauvreté. Peut-être que dans cette maison de Saint-Véran, où les lits côtoient l'étable, il y a un fils prêtre, un autre professeur et sûrement un fils qui est parti tenter sa chance comme négociant.



Autre exemple récent, un film vient d'être tourné sur la vie de Dominique Villars, le botaniste haut-alpin qui est mort doyen de l'Université de Strasbourg. Intention louable. N'ayant pas vu le film, je ne préjuge pas de son intérêt. L'accroche du film résume pourtant bien la vision que l'on a aujourd'hui de cette société : "Le destin extraordinaire d'un berger illettré devenu médecin et botaniste de renommée internationale." (j'ai envie de dire que nous naissons tous illettrés !). Tout cela n'est que simplification. Son père était greffier de la communauté. Comme tous les enfants de son âge (il est né en 1745), il a suivi l'école, probablement dans une écurie. Son destin est inhabituel, mais pas hors du commun. Nombre de ses compatriotes ont aussi su vivre autre chose, comme Antoine Gauthier, né comme lui au Noyer en 1758, que l'on retrouve libraire à Bourg-en-Bresse où, dans les années 1770-1780, il vend des "livres philosophiques" qu'il tire de la Suisse voisine (voir Robert Darnton, Edition et Sédition). Au passage, dans ces sociétés agricoles, il était naturel que les enfants, quelque que soit l'aisance familiale, soient bergers pour garder le petit troupeau familiale.

Pour preuve, cette belle page de signatures au bas de l'acte de mariage de Dominique Villars (13 juin 1763) :

Pour un berger illettré de 17 ans, sa signature, qui se trouve en haut à gauche, montre une belle maîtrise de l'écriture. La signature suivante est celle d'un oncle de sa femme, Dominique Bresson, marchand à Marseille. On trouve aussi la signature du notaire Maurel, de Saint-Bonnet-en-Champsaur, de son frère et d'un greffier au bailliage du Champsaur (Achard). Malgré cela, la légende du pauvre berger a la vie dure !

Le jeune Whymper, lorsque il arrive dans le Briançonnais en 1860, tout droit issu de son Angleterre, ne peut s'empêcher de juger les habitants de la Vallouise à l'aune de ses valeurs. Autant dire qu'il montre rarement de l'estime pour ces populations qu'il décrit volontiers comme mal dégrossie (voir le récit de sa première ascension du Pelvoux, cliquez-ici). Pourtant, au hameau des Claux, sur la commune de La Pisse (on dormait avec les vaches et lorsque une cascade était imposante, on l'appelait La Pisse. Maintenant, la commune s'appelle Pelvoux !), est né le jésuite Rossignol, le 3 juillet 1726. Comme l'avait fait son contemporain le père Para du Phanjas, il fait l'éloge de son pays natal, dans un petit livre publié à Turin en 1804 : Lettres sur la Vallouise.


Dans ces quelques pages, il rappelle le goût pour l'instruction de ses habitants : "Je doute qu'il y ait dans toute la France, une communauté, un canton où l'écriture ait été aussi bien et aussi universellement cultivée". Cela est confirmé par les enquêtes modernes sur alphabétisation (voir par exemple, Lire et écrire, de François Furet et Jacques Ozouf). Et pourtant, on est "au bout du monde", à un endroit, comme il le rappelle, on ne peut aller qu'à pied ou à cheval, les voitures ne passant pas.

Ce jésuite Rossignol était un polygraphe, qui a laissé une masse impressionnante d'ouvrage. Ses œuvres complètes publiées à Turin remplissent 32 volumes. De tout cela, il ne reste rien qui soit passé à la postérité. Je rêve de rencontrer au moins ses Lettres sur la Vallouise, mais pour un écrivain aussi prolifique, il y a fort peu d'ouvrages à vendre dans la libraire ancienne. A bon entendeur !

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