lundi 5 avril 2010

Les libraires briançonnais à Lisbonne au XVIIIe siècle

Lorsque on se promène dans les rues de Lisbonne en étant attentifs, on remarque des librairies qui portent encore des noms visiblement français :


La librairie Bertrand, de la Rua Garrett, encore installée au rez-de-chaussée d'une bel immeuble couvert d'azulejos.

La librairie Aillaud & Lellos dans la Rua do Campo


Ce sont les restes de la forte présence de libraires français au Portugal depuis le début du XVIIIe siècle, jusqu'au XIXe siècle, l'apogée de la librairie française au Portugal se situant dans la deuxième moitié du XVIIIe.


Chose plus étonnante, presque tous ces libraires venaient de quelques villages du Briançonnais, dans les Hautes-Alpes : Le Monêtier-les-Bains, La Salle les Alpes et Pelvoux. Ils faisaient partie d'une vaste mouvement d'émigration temporaire et définitive depuis ces hautes vallées alpines qui a essaimé à travers toute l'Europe du Sud. On trouve des libraires briançonnais en Espagne (Madrid, Barcelone, etc), en Italie (Turin, Rome, Gênes, etc) et au Portugal. Ils ont même poussé leurs ramifications jusqu'au Brésil. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, au moins 14 des 17 libraires de Lisbonne sont briançonnais. A Coimbra, ils sont 5 et à Porto, 6. Les noms les plus célèbres sont Borel, Bertrand, Aillaud, Orcel, Rey, Gendron, Collomb, Reycend, Mallen, etc. La première mention d'un libraire français est l'annonce en 1727 dans la Gazeta de Lisboa pour Pierre Faure, vendeur d'estampes. Les frères Bertrand, liés à Pierre Faure, originaires du Monêtier-les-Bains, furent parmi les premiers installées en 1732 (pour un historique en portugais, cliquez ici).

Ce phénomène assez unique a été pour la première fois étudié par un érudit briançonnais Aristide Albert, dans une petite plaquette parue à Grenoble en 1874 :
Le maître d'école briançonnais. Les Briançonnais libraires.


L'émigration temporaire des instituteurs est un autre phénomène briançonnais, que je ne détaillerais pas ici, mais qui est lié à celui du réseau européen de libraires. Tous deux trouvent racine dans le même terreau favorable : un haut niveau d'instruction, une obligation d'émigration temporaire (qui était probablement aussi un goût), un sens du commerce, le goût d'entreprendre et la pratique de vertus comme le travail, l'épargne, une grande sobriété de vie. Ce terreau favorable est très probablement le résultat des conditions de vie difficile des régions alpines.

François Grasset, ancien premier commis chez les Cramer, libraires établis à Genève, écrit à Malesherbes en 1754 que :
le commerce de la librairie en Espagne et au Portugal, de même que celui de beaucoup de villes d'Italie est tout entre les mains des Français, tous sortis d'un village situé dans une vallée du Briançonnais, dans le Dauphiné. Ces gens, actifs, laborieux et extrêmement sobres, passent successivement en Espagne et s'allient presque toujours entre eux. [...] non seulement le commerce de la librairie est dans leurs mains, mais encore ceux des cartes de géographie, d'estampes, horlogerie, toiles, indiennes, bas, bonnet, etc.
Malesherbes lui-même écrivait :
J'ai appris par hasard qu'il se fait un grand commerce de livres imprimés en France, avec l'Espagne, le Portugal et l'Italie. C'est peut-être même le seul commerce actif que fassent les libraires français; car en Allemagne, en Hollande, en Suisse et ailleurs, on aime mieux contrefaire nos livres que de nous les acheter, parce que nos libraires les vendent trop cher. Ce commerce d'Italie et d'Espagne a pour objet des livres à l'usage de ces deux Nations, qui s'impriment à Lyon et dans d'autres villes méridionales [dont Avignon], et ce sont des marchans ambulants ou colporteurs qu'on appelle Bisoards, et qui habitent aux environs de Briançon qui tous les ans descendent de leurs montagnes pour faire des pacotilles de livres à Lyon et ailleurs, et vont eux-mêmes les porter jusqu'à Cadix et en Sicile.

Pour la première fois, Aristide Albert donnait une liste des libraires briançonnais installés au Portugal.

Lisbonne
- Borel frères et Martin, venant de La Salle les Alpes
- Bertrand, Aillaud, Pierre et Georges Rey et Orcel du Monêtier-les-Bains
- Dubeux frères et Sémion, de Pelvoux

Coimbra :
Jacques-Antoine Orcel, de Monêtier-les-Bains.

La meilleure synthèse récente a été donnée par Laurence Fontaine : Histoire du colportage en Europe. XVe - XIXe siècle, Paris, 1993, avec un chapitre complet sur les libraires briançonnais : III - Réseaux de libraires et colporteurs de livres en Europe du Sud (XVIIIe siècle), pp. 69-94 et, en annexe, Libraires briançonnais en Europe au XVIIIe siècle (pp. 263-272), liste de plus d'une centaine de noms et bibliographie.


Elle met particulièrement bien en évidence la force et la solidarité des réseaux familiaux, au sein d'une communauté de libraires qui couvre l'Europe du Sud. Ce réseau permet le passage et les allers-retours entre le colportage, qui est probablement à l'origine de toute cette dispersion, et la librairie. Autre aspect, l'importance de la diffusion du livre contrefait et/ou interdit. On retrouve quelques grands libraires suisses comme les Cramer ou la Société de Typographie de Neuchâtel comme fournisseurs de ces libraires français au Portugal. Ils ont été les vecteurs de la diffusion d'une littérature "philosophique" dans ces pays. Ils ont pu le faire car ils s'appuyaient sur un réseau solide, fiable pour contourner les interdictions et inspirant confiance aux libraires suisses. Ce réseau n'était évidemment pas uniquement dédiée au livre interdit. Il servait aussi à faire circuler la marchandise. Cette page de titre montre une livre portugais publié à Paris en 1827 par 3 libraires briançonnais, installés à Paris.


Parmi les libraires qui diffusent le livre au Portugal, on retrouve, à une exception près, les libraires briançonnais et, parfois, les mêmes noms.


Pour ceux qui comprennent le portugais, une bonne synthèses sur les libraires français du Portugal :
http://blog-de-historia.blogspot.com/2006/08/os-livreiros-franceses-em-portugal.html

Sur la Société Typographique de Neuchâtel, on peut se reporter à ce message du blog :
"Edition et sédition", de Robert Darnton. Il s'agit là aussi d'une description des réseaux de diffusion du livre "philosophique" qui associent la librairie et le colportage.


Pour terminer ce message, une vue de la vallée de la Guisane, origine de tous les libraires briançonnais. Cette vallée rejoint Briançon au col du Lautaret. Elle couvre le territoire des commune de Saint-Chaffrey, La Salle les Alpes et Le Monêtier-les-Bains.

2 commentaires:

Librairie L'amour qui bouquine Livres Rares | Rare Books a dit…

Excellent article, très intéressant et parfaitement documenté. Merci.

Amitiés
B.

Jean-Marc Barféty a dit…

Merci.
Et les photos sont de l'auteur.
Jean-Marc