Dans quelques jours, la Bibliothèque Nationale de France présente une exposition "Éloge de la rareté". Je suis impatient de la voir. Avant cela, j'ai tout de même décidé de présenter moi-même un éloge de la rareté tel que je l'entends. Certes, les exemplaires dont je parlerais seront moins précieux que ceux que nous verrons probablement, mais, malgré tout, ils sont rares. Celui que je présente aujourd'hui l'est d'autant plus que justement la BNF n'en possède aucun exemplaire (3 exemplaires aux CCFR dont 2 à Grenoble). Il s'agit du mémoire d'un ingénieur des mines, Émile Gueymard : Sur la minéralogie et la géologie du département des Hautes-Alpes, paru à Grenoble en 1830 avec l'appui du préfet des Hautes-Alpes (pour plus d'informations, cliquez-ici).
Il s'agit d'une description géologique du département, avec un intérêt plus particulier pour les ressources minéralogiques et les possibilités d'exploitation. Basé sur les observations de l'auteur dans le département, ce mémoire ne s'intéresse qu'aux zones habitées, sans pénétrer au cœur du massif. Une courte discussion introductive traite de questions géologiques.
Emile GUEYMARD (1788-1869)
La description s'organise autour du trajet suivi par Émile Gueymard dans le département. Ce parcours est un grand voyage circulaire autour du
massif des Écrins, en partant de Grenoble, passant par la vallée du
Drac, le col de Lus-la-Croix-Haute, le Buech, le Gapençais, puis
remontant la vallée de la Durance par Embrun, avec un détour par le
Queyras, puis retour dans le Briançonnais et le col du Lautaret pour
redescendre sur Grenoble par la vallée de la Romanche. Il ne pénètre pas
dans le massif. Une rapide incursion dans le Valgaudemar lui permet de
s’approcher des montagnes. C’est alors que, pour l'unique fois, il cite quelques sommets (p. 46) :
Le pays du Valgodemar est au nord du département. Il est remarquable par la hauteur de ses montagnes. Il est traversé de l'ouest à l'est par la rivière de la Severaisse. Les montagnes les plus élevées sont, au nord, le pic d'Olan qui se distingue par sa forme élégante et pyramidale; à l'est, par les monts Chiracs [Sirac]; au midi, par les montagnes de l'Ours et de Chaillol-le-Vieux; enfin, à l'ouest, par la montagne du petit Chaillol.
Une notation sur son ascension du pic de Bure montre qu’il
est déjà sensible à la beauté des montagnes et au plaisir de
l’ascension (pp. 22-23) :
Le mont Auroux, ou le mont de Bure, se trouve au-dessus de Saint-Etienne : il faut quatre heures de marche pour atteindre le point le plus élevé. Les pics dominent tous les terrains calcaires de la chaîne et paraissent dépasser de quelques mètres le mont Obioux que l' on voit de Grenoble. On se trouve donc sur le pic de Bure comme sur un centre d'où l'on découvre une belle suite de montagnes et de formations; on jouit ici du spectacle des grandes hauteurs : les peines et les fatigues disparaissent quand ou a atteint ces sommités et il ne reste plus que les douceurs d'une vie qui présente des charmes à l'infini. L'étude de ces magnifiques déchiremens dans les montagnes, l'examen des abîmes, des précipices et du désordre des siècles, feront toujours les délices des hommes dont les études de prédilection se dirigent vers l'histoire naturelle.
Enfin, cette remarque sur les glaciers du
Monetier est intéressante à double titres (p. 97) :
Le bourg du Monetier se trouve au milieu de la plus jolie vallée du département; elle est remarquable par la fertilité de son sol, par ses forêts de mélèzes, par les glaciers qui descendent très-bas et non loin des terrains cultivés comme dans la vallée de Chamounix.
Cette avancée des glaciers citée presque en passant montre que le phénomène glaciaire, pourtant majeur dans le massif, n’est
pas un sujet d’intérêt pour le géologue Gueymard, preuve qu’il est plus
mû par son souci de « minéralogue » (si on me permet ce néologisme) que
de géologue. L’autre intérêt de cette remarque est qu’elle nous donne
une indication de l’emprise des glaciers dans la vallée à une époque du
maximum glaciaire. Ces poussées glaciaires sont mal documentées dans ce
massif, à la différence de celui du Mont-Blanc. On est donc à la
recherche du moindre indice qui laisse penser que les glaciers,
aujourd’hui très en retrait, pouvaient avoir une telle ampleur qu’ils
menaçaient les zones habitées et cultivées. Pour reprendre un exemple
que j’ai déjà eu l’occasion de citer, cette photo récente (été 2009) du glacier du
Casset, hameau du Monétier, donne une image probante de la situation actuelle du glacier,
bien loin d’atteindre les zones cultivées, qui l'on voit au premier plan de la photo.
Sur la photo complétée ci-dessus, la flèche rouge indique le bas du glacier du Casset. La flèche verte montre la moraine poussée par le glacier lors de la dernière avancée du Petite Age Glaciaire (PAG). Le glacier aujourd'hui est loin du Casset. En 1830, on était au maximum de l'avancée.
C’est tout de même un vrai sujet d’étonnement que de voir qu’un géologue en ces années 1830 peut écrire un ouvrage entier sur la géologie du département le plus montagneux de France sans que ce phénomène propre à intéresser un scientifique suscite autre chose que quelques allusions au cours de son mémoire. Cela s’explique déjà par l’objet réel de ce travail qui est de recenser les richesses minéralogiques du département. En effet, tout au long de son parcours dans le département, il cherche à identifier les richesses minières, avec un intérêt particulier pour les ressources en lignite et en charbon, dans ce département pauvre en combustible. Il cherche aussi à identifier les richesses minérales, comme les mines de plomb, d’argent, de cuivre, etc. Enfin, mais de façon plus marginale, il repère les roches propres à la construction, comme les marbres. Là où le géologue n’est pas complétement absent, c’est dans le souci d’identifier la nature exacte des roches rencontrées et, dans quelques cas, l’identification des pendages des couches géologiques. Mais cela s’arrête aux roches qu’il voit sur son parcours, c’est-à-dire celles qui composent les vallées qu’il traverse. Autre preuve, son relevé d’altitudes en annexe de l’ouvrage ne concerne que des villes ou villages et des cols, mais ne contient aucun sommet. Comme nous avions pu le dire dans le passé à propos des premières descriptions de la région au XVIIIe siècle par les militaires, les hommes de cette époque avaient une vision « en creux » de la montagne, autrement dit des vallées, des rivières et des passages, là où nous avons une vision « en bosse », c’est-à-dire structurée par les sommets .
Dans ces années-là, la géologie de la région avait déjà été étudiée par M. Elie de Beaumont, qui avait fait paraître dès 1829 une communication sur les Faits pour servir à l’histoire des montagnes de l’Oisans.
Il s’agissait d’un vrai travail de géologue, qui s’attelait à explique l’histoire géologique de la région, sur la base des observations recueillies dans le cadre de la carte géologique de la France. Même s’il le cite, Émile Gueymard ne se met pas dans ses pas, bien qu'il dessine une première carte géologique du département, qui se trouve en annexe du mémoire.
C’est une initiative méritoire car, à cette époque, peu de département disposait d’une telle carte. Il faudra attendre 1835 pour qu’une action soit lancée auprès des préfets pour initier les opérations dans toute la France. Émile Gueymard, avec l’appui du préfet des Hautes-Alpes, a été un précurseur. Il faudra ensuite attendre 1858 et Charles Lory, un élève de Gueymard, pour qu’une nouvelle carte, beaucoup plus complète et riche, soit levée dans cette région : Carte géologique du Dauphiné (Isère, Drôme, Hautes-Alpes)
Pour montrer les extraordinaires progrès accomplis en 25 ans, il suffit de comparer les légendes des 2 cartes :
Légende de la Carte géologique des Hautes-Alpes, Émile Gueymard, 1830.
Légende de la Carte géologique du Dauphiné, Charles Lory, 1858
Autre comparaison éclairante, les détails de la carte sur la zone de Briançon, avec le massif des Écrins.
Carte géologique des Hautes-Alpes, Émile Gueymard, 1830, détail.
Carte géologique du Dauphiné, Charles Lory, 1858, détail.
Cela nous fait presque regretter de ne pas avoir vécu cette époque où, en quelques dizaines d’années, la connaissance de base du monde dans lequel on vivait pouvait faire des progrès aussi fulgurants. J’imagine qu’aujourd'hui, en 25 ans, la géologie ne fait plus que des avancées mineures, peut-être toujours décisives (je ne suis pas un bon juge), mais pas aussi visibles et tangibles, en particulier pour le profane que je suis.