L'histoire des marchands du
Briançonnais, et plus particulièrement des libraires du
Briançonnais, est bien connue, mais il manquait une étude complète.
Il fallait jusqu'à maintenant aller chercher des informations
éparses et fragmentaires dans les quelques ouvrages qui avaient
abordé le sujet, comme ceux de Laurence Fontaine, mais aucun ne l'avait
spécifiquement étudié.
Cette lacune est maintenant comblée
par l'ouvrage récent de Michèle Janin-Thivos : Marchands migrants du
Briançonnais, qui porte en sous-titre : Monestier-de-Briançon au
XVIIIe siècle. Cette étude porte sur l'ensemble du phénomène des
marchands de la vallée de la Guisane (l'ouvrage aborde aussi
quelques familles du Bez et de La Salle). Ce sont les deux faces de
la migration qui font la matière de cet ouvrage : les migrants
et leurs familles dans la vallée de la Guisane et les migrants dans
leurs zones d'activité. Sur ce deuxième point, le Portugal est plus
particulièrement étudié, car c'est le domaine de recherches
historiques de Michèle Janin-Thivos, mais elle traite aussi assez
largement l'Espagne et, plus proche, la France : Lyon, la
Bourgogne, etc. jusqu'à Brest avec la famille Raby. L'Italie n'est
pas oubliée car de nombreux marchands, surtout des libraires, se sont
installés à Turin, Gênes, Naples, etc.
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Jacques Ratton (1736-1820), un des plus célèbres migrants du Monétier,
qui s'est illustré à Lisbonne. Sa vie est largement évoquée au début de l'ouvrage. |
L'intérêt principal à mes yeux de cet ouvrage est l'étude approfondie des liens entre
les migrants, leurs réseaux familiaux à travers l'Europe, leurs familles restées au village et leur communauté
d'origine. L'influence de ces réseaux familiaux, qui tissent leurs
relations à travers l'Europe, est particulièrement mise en valeur
avec l'exemple de quelques familles. Des schémas illustrent les
liens généalogiques et commerciaux souvent complexes et croisés
entre ces différentes familles, dont la zone d'activité pouvait couvrir plusieurs pays d'Europe ou plusieurs villes, avec un centre de gravité qui restait la vallée de la Guisane, tout du moins dans la première partie du XVIII
e siècle avant que les liens avec la patrie d'origine ne commencent à se distendre. Ces quelques schémas et les informations fournies par le livre ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Ce travail s'appuie sur une
documentation extrêmement importante sur l'histoire de ces familles
et de ces marchands et libraires. Le format nécessairement contraint de cette publication nous permet seulement d'en entrevoir la richesse.
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Livre publié par les frères Reycend, originaires du Monétier, libraires à Turin. |
Au-delà de cette description fouillée
et documentée du phénomène, Michèle Janin-Thivos propose aussi une
réflexion plus large sur la société briançonnaise au XVIII
e siècle. En effet, elle décèle dans les comportements des
migrants briançonnais une évolution de leurs rapports à la
communauté. Les migrants du début du siècle gardent une attache
forte avec leur communauté d'origine, mus par un sens aigu des
responsabilités qui leur incombent en tant que notables (jusqu'à un
certain point, il y a un lien fort entre notabilité et migration
marchande). Au cours du siècle, ce sens du bien commun cède le pas
devant des comportements plus individualistes, qui tendent à
distendre ce lien fort entre la communauté d'origine et les
marchands migrants. Cette évolution ne modifie pas la force des
liens familiaux, mais plutôt l'enracinement au sein de la
communauté. Le résultat est une forme de paupérisation des
villages de la Guisane qui voient s'éloigner irrémédiablement les
éléments les plus brillants. Il en résulte une période de
« décadence » de ces communautés villageoise que
l'auteure fait débuter aux premières années du XIX
e siècle et se
terminer avec l'arrivée du tourisme au milieu du XX
e siècle. Cette
analyse que je partage m'a semblé en phase avec les conclusions de
l'étude menée par Harriet Rosenberg à Abriès dans son fort
méconnu et pourtant passionnant ouvrage :
Un monde négocié.
Trois siècles de transformations dans une communauté alpine du
Queyras.
Cet appauvrissement des communautés
villageoises, aussi bien financier que culturel et même
intellectuel, a fait oublier la belle période de ces villages
riches en talents, ouverts sur le monde et fières de leurs capacités
à s'administrer au sein des institutions si particulières des
Escartons. D'où, probablement, l'image d'une vallée pauvre, voire
même arriérée qui s'est installée dans la littérature et même
l'historiographie briançonnaise. En revenant sur cette histoire si
riche des marchands migrants, c'est aussi l'occasion de remettre
en valeur ce passé oublié ou occulté. C'est pour cela que s'il ne
fallait retenir qu'une chose de cette étude dense, ce serait cette
phrase en début d'ouvrage : « Les habitants du
lieu méritent une meilleure restitution de leur histoire. » Le
livre s'y attelle brillamment.
Présentation de l'ouvrage en 4e
de couverture :
Loin des clichés misérabilistes
largement répandus, l'étude des migrants du Monestier-de-Briançon
au XVIIIe siècle souligne leur extraordinaire réussite sociale à
Lyon, Turin, Madrid ou Lisbonne... Ces marchands ont partout intégré
rapidement les élites du commerce grâce à leurs capacités
d'adaptation et leur avance culturelle leur a même permis d'acquérir
une place considérable en Europe sur le marché du livre. Le présent
ouvrage a pour but d'éclairer ce mouvement d'émigration par la
minutieuse reconstitution des généalogies, par le dépouillement de
nombreuses archives en France et à l'étranger, afin de mettre en
évidence les relations entre la vie locale dans la vallée de la
Guisane et les « colonies » briançonnaises éloignées. Une
attention particulière a été portée aux transformations du
quotidien des familles passées de la montagne à la ville et des
liens qu'elles maintiennent avec leur « patrie » d'origine.
Plan :
Première
partie : Du Briançonnais à la Mer de Paille
Chapitre
1 : Jacques Ratton fils. Un parcours exemplaire au sein de
la communauté
des marchands de Lisbonne
Portrait
d'un opportuniste
Un
destin familial entre France et Portugal
Un
bourgeois éclairé
Chapitre
2 : Les chemins de la mobilité
Le
«
Finisterre » de l'Europe
L'attraction
de la péninsule
ibérique
Le
Bizouard, un colporteur vagabond ?
Chapitre
3 : L'épreuve
de la mobilité
Identité
et familles
Un
très
fort enracinement en Briançonnais
Les
femmes dans la migration
Deuxième
partie : Les communautés de la Guisane
Chapitre
4 : Une économie « qui tient beaucoup de l'avarice »
Un
«
terroir très maigre et subjet aux gelées »
Des
«
talents pour le commerce... »
Pluriactivités
et géographie des échanges
Chapitre
5 : Des communautés « beaucoup républicaines
Administrer
le Monestier de Briançon
Les
Guibertes dans la communauté du Monêtier
Des
Guibertes au Bez
Chapitre
6 : De la frugalité à l'opulence
La
transformation du cadre matériel
Loin
du « crétin des Alpes »
La
réussite des Colomb de Lyon
Troisième
partie : Une culture de la mobilité
Chapitre
7 : Alphabétisation et pratiques culturelles
Des
notaires pléthoriques
«
Aller aux écoles et aux études »
Un
milieu culturel riche
Chapitre
8 : Le grand «
remuement »
Le
poids des absents
Les
«
colonies » marchandes
Relations
privilégiées
avec la Bourgogne
Immigration
de remplacement
Chapitre
9 : «
Absents pour de longs jours »
L'écrit
pour maintenir les liens
Absence
et famille
Les
absents dans la vie locale
Quatrième
partie : Les Briançonnais marchands de livres
Chapitre
10 : La conquête du marché du livre
Du
mercier au marchand de livres
Du
vendeur d'images au vendeur de livres
Libraire,
éditeur,
imprimeur
Chapitre
11 : Les libraires briançonnais
dans
la société
de leur temps
Capitaux
et revenus
Leur
visibilité
dans la ville
Chapitre
12 : Diffusion des Lumières et idéal démocratique
Circulation
des idées
et censure
Révolution
et répression
Les
allers-retours du XIXe siècle
Conclusion
Index
des familles Briançonnaises
Bibliographie
simplifiée
Au-delà de la vallée de la Guisane, qui a donné un nombre important de libraires, remarquables tant par l'ampleur de leurs activités que par l'étendue géographique de leurs périmètres d'activité (Italie, Espagne Portugal, jusqu'au Brésil !), j'ai déjà eu l'occasion de parler de quelques libraires de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles qui étaient originaires des montagnes des Hautes-Alpes. Je
renvoie à ces quelques billets sur mon blog ou à ces pages sur mon site :