dimanche 9 avril 2017

Edward Whymper et le sommet des Écrins

Il est parfois rapporté qu'Edward Whymper aurait découvert qu'il y avait une montagne plus élevée que le Pelvoux le jour où il a atteint ce sommet en août 1861. Poussant un peu le raisonnement, on pourrait attribuer à Whymper la paternité de la découverte du point culminant du massif des Écrins. Il n'en est rien. On ne trouve pas de telles assertions dans les principaux ouvrages sur le massif, mais tous rapportent l'anecdote de la surprise de Whymper au sommet du Pelvoux, en créant parfois une confusion dans les esprits.

Les Écrins, vus depuis le sommet du Pelvoux 
(extrait du Tour d'horizon complet du sommet du Pelvoux, par Paul Helbronner, 1934)
Pour voir le panorama complet : cliquez-ici.

Whymper donne le récit de son ascension du Pelvoux dans Scrambles amongst the Alps (cliquez-ici). C'est cette phrase qui a créé un malentendu :
« [Avec ses compagnons d'ascension, ils viennent d'arriver au sommet du Pelvoux] Tandis que près de nous, nous étions étonnés de découvrir qu'il y avait une montagne qui paraissait encore plus haute que celle sur laquelle nous étions. Du moins, c'était mon avis. Macdonald pensait qu'elle n'était pas aussi haute et Reynaud pensait qu'elle était aussi élevée.
Ce sommet était éloigné d'à peu près 2 miles et était séparé de nous par un immense abîme dont nous ne pouvions voir le fond. […] Nous ne connaissions absolument par les lieux, aucun d'entre nous n'avait été de l'autre côté ; nous imaginions que c'était la Bérarde qui était à nos pieds, dans l'abîme, mais en réalité, elle se trouve au-delà de cet autre sommet. »
[While close to us we were astonished to discover that there was a mountain which appeared even higher than that on which we stood. At least this was my opinion ; Macdonald thought it not so high, and Reynaud much about the same as our own.
This mountain was distant a couple of miles or so, and was separated from us by a tremendous abyss, the bottom of which we could not see. […] We were in complete ignorance of its whereabouts, for none of us had been on the other side ; we imagined that La Berarde was in the abyss at our feet, but it was in reality beyond the other mountain]

Cette montagne qu'ils voient depuis le Pelvoux est le point culminant du massif, la Barre des Écrins. On peut penser que Whymper laisse entendre qu'il a découvert ce sommet que personne ne connaissait. En réalité, c'est une lecture erronée, qui ne correspond pas à ce que dit Whymper. Ce qu'il explique plus simplement est qu'il a un peu mieux compris la topographie interne du massif des Écrins. Il n'a pas découvert le point culminant du massif et ne revendique pas cette paternité. En revanche, il a compris, pour son usage personnel, comment les deux sommets se positionnaient l'un par rapport à l'autre. Tout cela est bien différent.

Edward Whymper.

Revenons a ce qu'il pouvait savoir avant de gravir le Pelvoux durant l'été 1861.

Whymper sait de façon certaine qu'il existe dans le massif un point culminant, distinct du Pelvoux. Cela veut donc dire que le résultat des travaux des ingénieurs de la carte de France sont parvenus jusqu'à lui. C'est ainsi qu 'il dit :
« Les plus hauts sommets sont disposés presque en forme de fer-à-cheval. Le plus élevé d'entre eux est la Pointe des Écrins, en position centrale ; le second pas la hauteur est la Meije, au nord ; et le Mont Pelvoux, qui donne son nom au massif, se trouve presque détaché de cet ensemble, sur l’extérieur. »
[The highest summits are arranged almost in a horse-shoe form. The highest of all, which occupies a central position, is the Pointe des Ecrins ; the second in height, the Meije, is on the north ; and the Mont Pelvoux, which gives its name to the entire block, stands almost detached by itself on the outside.]

En revanche, il s'était fait une représentation erronée de la relation entre le sommet du Pelvoux et celui des Écrins. Il imaginait une forme de continuité qui lui permettrait de passer du Pelvoux aux Écrins. Malheureusement, avec les informations qu'il avait, il ne pouvait guère être détrompé.

En effet, il ne disposait que de 3 sources d'informations sur le massif des Écrins : la carte de Bourcet (1758), les travaux du géologue français Léonce Élie de Beaumont (1834) et le récit du voyage d'exploration du Dauphiné par le scientifique écossais Forbes, Norway (1853).

Cette vue de la carte de Bourcet montre clairement qu'elle n'est pas assez précise pour pour identifier clairement les deux sommets. Elle peut même laisser entendre qu'il y a une solution de continuité entre le sommet du Pelvoux (Grand Pelvoux) et le sommet des Écrins (Montagne d'Oursine).


Le propos de L. Élie de Beaumont est moins topographique que géologique. Il ne pouvait pas apporter d'informations pertinentes à Whymper pour qu'il se fasse une conviction sur l'articulation topographique entre le Pelvoux et les Écrins.

La lecture de Forbes ne peut pas non plus détromper Whymper car, comme nous l'avions noté (cliquez-ici), il ne fait pas le lien entre la montagne d'Oursine (Les Écrins – 4 102 m), qu'il voit depuis les Étages et la pointe des Arcines ou des Écrins, dont il connaît l'existence par les ingénieurs français, mais qu'il n'a pas vue lors de son passage à Vallouise. Il sait néanmoins qu'il existe une montagne plus haute que le Pelvoux, dont l'altitude est de 13 468 pieds (4 105 m.).

 Les Écrins , depuis les Étages, par Forbes. 
La montagne n'est pas identifiée et encore moins reliée avec le reste du massif.

Sur place, personne ne peut renseigner Whymper. Les informations qu'on lui donne sont lacunaires. En revanche, d'après ce qu'il rapporte, les habitants savaient déjà qu'il y avait un sommet plus haut que le Pelvoux, appelé Pic des Arsines, que celui-ci avait été identifié par les ingénieurs de la carte de France. Malheureusement, aucun ne savait lui dire comment on pouvait passer d'un sommet à l'autre.

Devant un tel manque d'informations, il est naturel que Whymper se fasse la représentation la plus favorable pour ses projets :
« Nous avions l'impression que le point le plus élevé était dissimulé par les pics que l'on voyait [les pointes du Pelvoux que Whymper voit depuis La Bessée] et qu'il pourrait être atteint en les dépassant. »
[We were under the impression that the highest point was concealed by the peaks we saw, and would be gained by passing over them.]

C'est d'ailleurs cette représentation erronée qui apparaît dans le compte-rendu qu'il donne de son ascension dans Peaks, Passes and Glaciers, en 1862 (cliquez-ici). Il y a confusion entre un des 3 sommets du Pelvoux et le Pic des Arcines (ou Écrins). Cette erreur de représentation sera corrigée dans Scrambles amongst the Alps.


On comprend sa surprise en arrivant au sommet du Pelvoux. Ce qu'il croyait à portée de main s'avère en réalité un défi tout autre.

C'est faire un mauvais procès à Whymper que de lui reprocher de n'avoir pas accédé à d'autres sources d'informations. En 1860, il n'existait que ces 3 sources publiques. Il n'existait aucune carte autre que celles de Bourcet. Mieux, il faut lui savoir gré d'avoir utilisé des textes mieux informés que la plupart des géographies disponibles en France.

Il ne faut jamais oublier qu'Edward Whymper était un homme jeune et de modeste extraction lorsqu'il arrive dans les Alpes en 1860. C'est un graveur sur bois, envoyé dans les Alpes par l'éditeur Longman pour illustrer une tentative d'ascension du Pelvoux. Dans une société anglaise très hiérarchisée, cela ne lui permettait pas d'accéder à des savants ou des institutions qui auraient pu lui fournir des informations de meilleures sources et lui ouvrir les portes pour accéder aux travaux de cartographie du Dépôt de la Guerre. Les minutes de la carte d’État-major, telles que nous pouvons les voir aujourd'hui, auraient levé tous les doutes qu'il avait.

Minutes de la carte d’État-major au 40.000e 
où l'on voit distinctement la différenciation entre le sommet des Écrins et le Pelvoux (source : Geoportail).

Mais comment un graveur sur bois, sans relations, aurait-il pu accéder à ces renseignements ? Il faudra attendre Bonney et surtout Tuckett, en 1862, pour que les explorateurs anglais disposent de ces informations.

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