jeudi 12 octobre 2017

Jean Lapaume et le patois dauphinois

Il y a quelques années, j'avais acheté un recueil de poésies en patois du Dauphiné, paru chez le libraire Xavier Drevet en 1878. Il était l’œuvre d'un certain J. Lapaume, professeur de littérature étrangère près la Faculté de Grenoble. A l'époque, j'avais fait quelques recherches, mais je n'avais rien trouvé sur lui. En particulier, sans lien apparent avec le Dauphiné, je ne voyais guère les raisons qu'il avait eues de s'intéresser au patois dauphinois. Quant à son ouvrage de 1878, je savais seulement qu'il en existait une première édition paru en 1866.

Cet été, au hasard de mes recherches, j'ai trouvé cette mention peu amène d'Albert Ravanat sur le travail de Lapaume : « recueil qui n'a jamais été terminé et qui est heureusement peu répandu ». Au même moment, j'ai découvert un bel exemplaire de la première édition de 1866. Cela m'a poussé à faire quelques recherches sur Jean Lapaume, car tel est son prénom, et sur sa contribution à l'étude des poésies en patois du Dauphiné.

Édition de 1866 du Recueil de poésies en patois du Dauphiné

Sur ce livre, Anthologie nouvelle autrement Recueil complet des poésies patoises des bords de l'Isère. Tome IVe et dernier, miscellanées, je vous renvoie à la notice que je lui ai consacrée (cliquez-ici). Vous y apprendrez qu'il s'agit essentiellement d'une œuvre de compilation dans laquelle l'auteur a jugé bon de  modifier l'orthographe originale sur la base de considérations philologiques qui lui font décréter qu'il faut écrire "Malheirou" et non "Malherou" dans le célèbre poème Grenoblo Malherou sous le prétexte que « le patois n'emploie jamais d'accents dans le corps des mots. » Autre facétie de notre auteur, il modifie la date de l'Epitre en vers, au langage vulgaire de Grenoble, sur les réjoüissances qu'on y a faites pour la Naissance de Monseigneur le Dauphin, en 1729, en l'appelant : Epitre sur les réjouissances par lesquelles Grenoble célébra, en MDCLXXXII (1682), la naissance de Monseigr le Dauphin, duc de Bourgogne. J. Lapaume vieillit le poème de près de 50 ans en l'associant, sans autre raison apparente, à la naissance du duc de Bourgogne en 1682. En réalité,  comme il considère Laurent de Briançon et Jean Millet comme « les deux maîtres, sans contredit, de notre Parnasse patois », il souhaite rendre ce texte contemporain de ces auteurs, en modifiant l'événement et la date que célèbre cet épitre. On peut juge de la rigueur scientifique ! 


Mais le personnage Jean Lapaume mérite d'être mieux connu. J'ai résumé le résultat de mes recherches dans une page que je lui ai consacrée (cliquez-ici). Vous y découvrirez un professeur de lettres plutôt instable, qui enchaîne les postes suite à de nombreux aléas de carrière qui semblent autant dus aux conflits politico-religieux qu'il a eus avec les autorités qu'à un caractère visiblement difficile. Cela lui fera s'exclamer : « Où donc est l'influence occulte qui persiste à tout paralyser ? » Il finira par obtenir un poste de professeur de lettres étrangères auprès de la Faculté de Grenoble, où il arrive en octobre 1862. Il y restera jusqu'à sa mise à la retraite, en 1868.

Jean Lapaume était surtout un polygraphe, qui a écrit sur de nombreux sujets, même si sa spécialité était la philologie historique. Comme beaucoup de ses pairs, il était féru d'étymologies qui semblent souvent s'être avérées excentriques ou farfelues. L'œuvre de sa vie est le fruit de son travail lors de son séjour à Versailles, où il met à profit ses années de congé. C'est, en 3 volumes : La philologie appliquée à l'histoire, autrement origine et valeur des six noms Versailles et Trianon, Paris, Louvre, Tuileries et Louis-Napoléon. Ce qui devait être l'œuvre de sa vie entière, Les Origines Européennes et manifestes de tous les mots de la langue française, n'a jamais paru.

Comme il le dit lui-même, « quand en 1862, sur la fin d'octobre, j'arrivai de Rennes à Grenoble, mon premier souci fut de m'informer si ma nouvelle résidence offrait des ressources pour des études philologiques. Dès le premier jour, je mis la main sur les poésies patoises et j'en fis en quelque sorte ma province. » Cela explique la publication de cette Anthologie nouvelle, qui devait paraître en 4 volumes, mais dont seulement 2 volumes ont paru, encore que « l'édition de cet ouvrage, à peine imprimée, a été détruite et n'est pas entrée dans le commerce. ». Cela explique probablement la rareté de ces volumes.

Pour finir, les jugements sur l'homme et l'écrivain sont en général sévères. Le plus sévère est le commentaire paru après son décès dans L'Intermédiaire des chercheurs et curieux auquel il a régulièrement collaboré : « Il y a bien, il est vrai, quelques correspondants qui répandent plus de gaieté que de lumière véritable. L'un des plus extraordinaires, au début, a été un certain Palma, de son vrai nom Lapaume, qui se répandait en étymologies qui eussent fait pâlir l'intrépide Ménage : c'est ainsi qu'il imagina de faire dériver corset de courir, parce que le lacet qu'on défait se livre à une véritable course. »

Édition de 1878 du Recueil de poésies en patois du Dauphiné

Quant au souvenir qu'il a laissé en Dauphiné, j'ai rapporté le jugement d'Albert Ravanat. Florian Vallentin a été guère moins sévère « L'Anthologie de M. Lapaume laisse beaucoup à désirer, et n'est pas un ouvrage auquel on puisse accorder une grande confiance. » Enfin, cette Anthologie a fait l'objet d'une passe d'armes entre Félix Crozet et Jean Lapaume, dont les termes sont reproduits dans le Bulletin de l'Académie delpinale.Visiblement, sa démarche n'a pas localement convaincu, en particulier par sa façon d'expliquer aux Grenoblois comment on doit écrire et comprendre leur patois. De plus, la manière dont il a justifié sa démarche n'était pas de nature à lui attirer les sympathies locales. Il avançait que pour pouvoir parler du patois dauphinois, il était nécessaire de recourir au grec et au latin et à toutes les autres ressources d'érudition philologique.

Jean Lapaume n'est cité qu'incidemment dans Les Fous littéraires, d'André Blavier, dans une note du chapitre Myth(etym)ologie (p. 265). Par certains aspects, il aurait mérité d'appartenir à ce dictionnaire, même si sa folie reste tout de même sous contrôle.


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