Il est étonnant de voir des familles
de bonne noblesse, reconnue et estampillée, s'exposer publiquement en publiant des documents manifestement faux tendant à
donner encore plus d'éclat à leur famille.
C'est ce qui s'est passé avec le
famille dauphinoise des Emé de Marcieu.
En 1889, Humbert Emé de Marcieu
(1858-1947), avocat à la cour d'appel de Paris publie la
transcription d'un texte qui se trouve dans les archives de la
famille :
Saincte vie et glorieux trespassement
de Jehan Esmé, sire de Molines, 1307-1359
Valence, imp. Jules Céas et fils, 1889, in-8°, 38 pp.
Valence, imp. Jules Céas et fils, 1889, in-8°, 38 pp.
Immédiatement, l'authenticité du
texte est mise en doute.
Léopold Delisle, dans la Bibliothèque
de l'École des Chartes, utilise des clauses de style qui n'empêchent
pas de découvrir le fond de sa pensée : « Nous ne sommes
pas en mesure de discuter l'authenticité de la Vie de Jean Esmé ;
mais nous craignons fort que ce document ne puisse pas résister à
l'examen d'experts versés dans l'histoire du Dauphiné, dans celle
de l'Orient latin et dans la connaissance du français du XIVe
siècle. »
Joseph Roman, érudit haut-alpin, a
aussi apporté son point de vue dans une plaquette qu'il a publiée :
La saincte vie et glorieux
trespassement de Jehan Esmé, sire de Molines, chronique de la
deuxième moitié du XIVe siècle, est-elle un document authentique ? Voiron, Baratier, 1890. La réponse est dans la question.
Ce texte ayant été exploité une
première fois par un érudit local en 1856, cela avait déjà permis
en 1860 à Adolphe Rochas de l'étriller dans sa Biographie du
Dauphiné avec sa verve caustique : « Mais nous craignons bien que ce soit plutôt une
sorte de roman de chevalerie qu'une histoire sérieuse ». Même
Gustave Rivoire de la Bâtie, pourtant très prudent et circonspect
lorsqu'il s'agit de discuter les origines des familles nobles, donne
sans ambiguïté son avis dans l'Armorial de Dauphiné, à la notice
consacrée à cette famille : « Il cite, à l'appui de ces
assertions, un mss. de 1360, dont l'authenticité est plus que
douteuse. »
De fait, personne n'a défendu
l'authenticité du document et du récit, même partiellement.
Il faut avouer que l'histoire qu'il
conte est particulièrement extraordinaire. Selon ce récit, Jehan
Esmé, né en 1307 à Molines-en-Queyras, est issu d'une famille originaire de Venise, en la personne d'un certain Anterpian, qui y
vivait au XIIe siècle. Proche du dauphin Humbert II, il l'accompagna
en 1345 lors d'une croisade en Terre sainte où il se distingua par sa
bravoure. Il rejoignit même Jérusalem. Il mourut à Molines le 5
janvier 1359. C'est ce qui est conté dans ce texte, avec de
nombreuse et parfois longues considérations sur ses hauts faits, ses
actes de bravoure et sa haute valeur morale.
On sait que la participation aux
Croisades était un « brevet » de noblesse très
recherché au XIXe siècle. Toute famille noble rêvait de voir un des
ses ancêtres dûment représenté dans la nouvelle salle des
Croisades du château de Versailles (1843). Il était donc tentant de
s'inventer des ancêtres qui y aient participé.
Il est généralement admis que la
famille Esmé est effectivement originaire de Molines, où ils
étaient notaires et que les premières personnes notables sont
Oronce Esmé ou Emé, vibailli et juge-mage du Briançonnais, en 1479
et Guillaume Emé, son fils, vibailli d'Embrun en 1503. Une des
branches, après s'être installée en Graisivaudan, prendra le nom
d'Emé de Marcieu et le titre de marquis, d'une terre qu'ils
possédaient.
Malgré les doutes nombreux sur
l’authenticité du document et du récit, il est étonnant qu'il
ait fait l'objet d'une deuxième édition, par un autre membre de la
famille, le comte Albéric de Marcieu (Paris 1863 - Grenoble 1937),
en 1908, tiré à 300 exemplaires :
Saincte vie et glorieulx trespassement
de Jehan Esmé, sire de Mollines, chevalier très chrestien,
1307-1359. Manuscrit de la deuxième moitié du
quatorzième siècle faisant partie des archives de la maison Emé de
Marcieu au château du Touvet en Graisivaudan, Dauphiné.
Grenoble, Allier frères, Imprimeurs, 1908, in-8°, 44 pp,
Grenoble, Allier frères, Imprimeurs, 1908, in-8°, 44 pp,
revêtu d'une reliure d'éditeur en
demi percaline bleue à coins, titre doré sur le premier plat.
Cette édition est identique à la
précédente quant au texte, avec quelques documents annexes.
L'exemplaire de cette édition que je présente ici porte l'ex-libris
du comte Albéric de Marcieu et un envoi à Edmond Maignien, le
conservateur de la Bibliothèque de Grenoble.
Pour finir, surtout si un descendant
de cette famille me lit, je ne souhaite pas laisser croire que je
doute de la sincérité et de la bonne foi d'Humbert, puis Albéric de
Marcieu, lorsqu'ils ont publié ce document. Celui-ci datait
semble-t-il du XVIe siècle, donc présent dans leurs archives depuis
de nombreuses années, ce qui pouvait lui donner à leurs yeux peu
expérimentés comme un brevet d'authenticité. Un de leurs
lointains ancêtres avait peut-être été la dupe d'un habile
faussaire qui avait quelque intérêt à flatter sa fierté
nobiliaire. On ne le sait pas car le document original n'a
visiblement jamais fait l'objet d'une analyse paléographique et
linguistique pour en déterminer la datation exacte et la
provenance.
Pour ceux qui ont eu le courage de lire
ce message jusqu'à la fin en espérant toujours qu'un preux
chevalier du Queyras est allé jusqu'en Terre Sainte, ils risquent
d'être déçus. Il n'y en a jamais eu. Mais la région a donné
beaucoup d'autres personnalités, certes aux visées plus modestes et
surtout plus pacifiques, qui ont en revanche répandu le talent des
Queyrassins à travers le monde.
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