Jean-Jacques Bompard avait déjà donné un article dans le Bulletin de la Société d’Etudes des Hautes-Alpes, 2011-2012, sur le parcours de quelques libraires briançonnais au Portugal et au Brésil : « De La Salle à Rio de Janeiro, l'aventure historique de libraires briançonnais. » Pour cela, il s'appuyait sur le destin de son ancêtre Jean-Baptiste Bompard (1797-1890).
Ce n'était qu'un avant-goût d'un travail plus considérable qui vient de paraître :
Jean-Jacques Bompard : Libraires du Nouveau Monde. De Briançon à Rio-de-Janeiro, Grenoble, PUG, 2015, 224 pp., nombreuses illustrations (pour commander sur le site des PUG : cliquez-ici).
Le propos est le même, mais le travail de recherche est considérable, mettant à notre disposition une somme de documents et d'informations sur le sujet.
L'ouvrage retrace les installations de libraires au Portugal en provenance du Briançonnais depuis les origines. A partir de ce point de départ, à travers les histoires des familles Bompard, Borel, Martin et autres, l'auteur déroule le fil de destins humains au service du livre au Portugal, plus particulièrement à Lisbonne, puis au Brésil. Le récit s’intéresse plus particulièrement à la famille Martin, de La Grave, qui a des alliances à La Salle, depuis son implantation à Lisbonne, jusqu'à l'installation de l'un des fils, Paul (Paulo) Martin à Rio-de-Janeiro. C'est lui qui fait ensuite venir son cousin Jean Baptiste Bompard en 1818. Né à Briançon en 1797, d'une ancienne famille de La Salle, il avait auparavant rejoint ses cousins Martin à Lisbonne, où il s'était formé au métier de libraire. Après quelques années de collaboration avec Paulo Martin à Rio, il prend sa suite en 1824 à son décès. L'aventure brésilienne de Paulo Martin puis de Jean-Baptiste Bompard, minutieusement décrite par Jean-Jacques Bompard, se termine en 1828 lorsque ce dernier liquide ses affaires et revient au pays natal, à Briançon où, oubliant le livre et la libraire, il se consacre à son domaine de la Vachère et devient un apiculteur reconnu. Il meurt à l'âge de 93 ans en 1890.
L'intérêt de ce livre est de bien illustrer, par un exemple particulièrement spectaculaire – l'installation à Rio-de-Janeiro reste une exception – la puissance des réseaux familiaux dans la mise en place de cette activité atypique et, quand on y réfléchit, inattendue pour des commerçant briançonnais. On voit ainsi à l'œuvre deux grands ressorts de cette émigration :
- le jeu des alliances matrimoniales, bien concrétisé par les tableaux généalogiques à la fin de l'ouvrage, où se croisent les "fils" de quelques familles. Une bonne illustration est le mariage de la veuve du libraire Jean-François Borel de Lisbonne, avec Pedro José Rey, représentant d'une autre famille de libraires, scellant ainsi une solidarité en même temps familiale et commerciale.
- la relation maintenue avec le pays natal, qui offre ainsi aux jeunes gens ambitieux ou aventureux, une porte ouverte sur une émigration "sécurisée" (si on me permet ce terme un peu technocratique), par la garantie de trouver à destination, qui un oncle, qui un cousin, prêts à l'accueillir, le former, avant de lui permettre de devenir lui-même autonome. A cet égard, le parcours de Jean –Baptiste Bompard est exemplaire. Il rejoint ses cousins Martin à Lisbonne en 1816, alors qu'au même moment un de frères s'est installé au Brésil. Quand lui- même a acquis l'expérience, et probablement l'aval du groupe, il peut lui aussi partir, assurant la continuité du réseau familial.
L'ouvrage aborde largement l'histoire la libraire et de l'édition au Brésil, concomitantes avec les transformations politiques du pays (exil de la famille royale du Portugal, indépendance politique, etc.), avec l'apparition d'une presse d'information. Le rôle des libraires Martin et Bompard a été majeur dans cette histoire. Tout cela est détaillé. J'ai personnellement trouvé cette partie très intéressante, mais on pourrait trouver ces développements un peu longs, surtout si on lit cet ouvrage pour se documenter sur l'histoire des libraires briançonnais.
Ce livre complète très utilement, et surtout illustre de façon vivante, les études de Laurence Fontaine : Le Voyage et la mémoire, colporteurs de l'Oisans au XIXe siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1984, sur le colportage en Oisans, qui mettait bien en évidence le rôle des réseaux de solidarité dans l'émigration saisonnière et définitive, son livre de synthèse sur le colportage en Europe : Histoire du colportage en Europe, Paris, Albin Michel, 1993, qui traitait déjà la question des libraires briançonnais. Dans un registre un peu différent, pour une période un peu postérieure, on peut aussi se référer à La route réinventée, les migrations des Queyrassins aux XIXe et XXe siècles, Grenoble, PUG, 1994, de Anne-Marie Granet-Abisset.
Il y a cependant un aspect qui est peu développé. Ces réseaux de migrants commerçants étaient aussi bâtis sur un ensemble de relations financières, entre ceux qui possédaient le capital et ceux qui devaient y faire appel, réseau de relations financières qui passaient aussi par les arrangements au sein des familles concernées : contrats de mariage, dots, successions, prêts familiaux, circulation de la propriété et de l'argent en sein de la famille, etc. C'est certes un aspect souvent délicat à aborder, un peu caché, mais qui est fondamental pour comprendre cette histoire. Cela permet aussi de mettre en lumière que le revers de la solidarité familiale est souvent l'ensemble des contraintes, des obligations, voire des dépendances dans lesquelles pouvaient être enserrées les membres de ces réseaux familiaux, à leur bénéfice, mais aussi parfois à leurs détriments.
Cette remarque faite, dans la bibliographie actuelle des ouvrages sur le Briançonnais, souvent assez inégale, c’est une lecture en même temps passionnante, documentée, qui ouvre toujours des perspectives sur le Briançonnais entre le XVIIIe et le XIXe siècles, nous rappelant que ce « petit » pays a engendré des hommes entreprenants, audacieux et ouverts au monde, loin des images misérabilistes que l’on a encore trop souvent de cette région.
J'ai déjà eu l'occasion de parler de quelques libraires de la fin du XVIIIe et du début du XIXe
siècles qui étaient originaires des montagnes des Hautes-Alpes. Je
renvoie à ces quelques billets sur mon blog ou à ces pages sur mon site :
- La famille Gauthier, du Noyer en Champsaur, à l'origine de la dynastie des Gauthier-Villars. J'ai prononcé une conférence sur l'histoire de cette famille de libraires : cliquez-ici.
- Dominique Villars, futur botaniste, qui a eu une expérience de colporteur-libraire : cliquez-ici.
- Louis Fantin, un libraire briançonnais, à Paris : cliquez-ici et cliquez-là.
- Les libraires briançonnais qui ont dominé la librairie portugaise, et plus précisément lisboète, à partir du XVIIIe siècle : cliquez-ici.
- Le libraire Carilian-Gœury : cliquez-ici et cliquez-là.
- Le libraire Victor Lagier : cliquez-ici.
1 commentaire:
D'autres libraires-éditeurs français s'installèrent effectivement en Amérique du Sud.
Baptiste-Louis Garnier (1822-1893), seconda ses frères aînés Auguste (1812-1887) et Hippolyte (1815-1911) Garnier, rue des Saints-Pères à Paris, jusqu’en 1844, quand il décida alors de se rendre à Rio-de-Janeiro, où il ouvrit une modeste librairie au 69 rue d’Ouvidor en 1846. Travailleur infatigable, il fut bientôt l’éditeur attitré des écrivains brésiliens qu’il faisait imprimer à Paris. On lui doit la création au Brésil du format in-8° et in-12 allongé, lancé en France par Calmann-Lévy. Deux ans avant sa mort, il refusa une offre d’achat de sa librairie, qui, à l’époque, atteignait six millions de francs.
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