jeudi 8 mars 2018

L'Iliado d'Oumèro, par l'abbé Pascal, 1884-1895

Après la présentation de l'ouvrage majeur de l'abbé Pascal, il est naturel de poursuivre avec son œuvre de longue haleine, qui l'a occupé pendant 11 ans, de 1884 à 1895 : L'Iliado d'Oumèro, la traduction versifiée en provençal haut-alpin des 14 premiers chants de l'Iliade d'Homère.



Chaque chant a fait l'objet l'objet d'un fascicule séparé qui contient en général une dédicace à une personnalité du Félibrige, sous forme d'un court texte ou d'un poème en provençal, la réponse en provençal ou en français du dédicataire, un résumé du chant en provençal, puis, enfin, le chant lui-même.

Les principaux dédicataires sont L. de Berluc-Pérussis, Vasèli Alecsandi (ministre plénipotentiaire de la Roumanie en France), Thérèse Roumanille, Charles de Gantelmi d'Ille, Frédéric Euzière (maire de Gap), Edmond Hugues (avocat gapençais, ami de l'abbé Pascal), E. Plauchud, les élèves du Lycée de Gap où il était aumônier, Charles Damas (principal du collège de Gap), Emanuele Portal (auteur de la Letteratura Provenzale Moderna) et, bien entendu, Frédéric Mistral, dont l'ombre tutélaire plane sur l'ensemble de l'œuvre de l'abbé.

Tous les fascicules ont été imprimés par Jean-Clément Richaud, de Gap, qui était, en quelques sorte, l'imprimeur du Félibrige haut-alpin. L'adresse est en provençal : « Gap, Empremarié felibrenco de J.-C. Richaud ». Il y a une seule exception, le 6e chant, imprimé par Fillon, à Gap. Le papier de ce dernier est différent du papier vergé des autres fascicules.

Ces fascicules comptent en moyenne une trentaine de pages. L'ensemble représente un ouvrage d'un peu plus de 400 pages. Ils portent en avant-titre : Escoro de la Moutagno, « L’École de la Montagne », qui est un rappel de l'éphémère société du Félibrige haut-alpin créée en 1882 à l'instigation de l'abbé Pascal, du principal du collège de Gap Charles Damas et de Jacques Jaubert. Le premier fascicule porte au titre : « revira en parlar des Autos-Alpos » et tous les suivants : « revira en parlar des Aup », que l'on traduit aisément par « traduit en parler des Hautes-Alpes » et « traduit en parler des Alpes ».



Le premier chant a paru en 1884, puis les trois suivants ont été publiés en 1887. L'abbé Pascal a fait un pause pendant les quelques années où il a été curé de Méreuil, mais, dès son retour à Gap comme aumônier au Lycée de Gap, il reprend ses publications avec 4 fascicules en 1892, puis, toujours à un rythme soutenu, 2 en 1893, 3 en 1894 et le dernier en 1895. Il arrête ici sa traduction, sans que l'on en connaisse la raison. Peut-être est-ce simplement la lassitude ou la réflexion que la traduction des 9 chants manquants n'apporterait rien ni au provençal haut-alpin, ni à l'abbé Pascal lui-même. Autrement dit, l'abbé félibrige avait fait le tour du sujet. Cela lui a permis de se consacrer à la mise en forme de ses Fatourguetos et de préparer l'édition parue en 1904.

Dans une lettre du 14 juillet 1895 à Frédéric Mistral, il exprime cependant son souhait d'aller jusqu'au 24e chant. Il s'explique aussi sur le sens qu'il donne à ce travail :
Ce sonnet liminaire veut dire que j'ai bien envie de vous dédier le XIVe chant (de l'Illiade) que je viens d'achever. J'espère, Cher Maître, que vous aurez la bonté d'accepter.
Mon intention était de vous dédier, pour bien finir, le 24e. Mais c'est si long! Aussi, chaque rapsodie je me demande si ce n'est pas la dernière que je revire. Quoi qu'il en soit, si Dieu nous prête vie, ceci n'empêchera pas cela.
J'avoue que je ne soupçonnais pas moi-même la richesse de notre langue populaire. Je comprenais bien cependant qu'elle était autre chose que les quelques mots ramassés au hasard et publiés comme curiosité. J'ai voulu le montrer tout en ne songeant guère qu'à me distraire, heureusement j'ai encore de la marge pour réparer trop de négligences.
Il s'en était déjà expliqué en 1893 :
Deux idées m'ont poussé à faire ce travail, ou plutôt à le continuer, car d'abord je ne pensais faire de cela qu'une récréation. J'avais de la matière toujours prête et avec une vie agitée comme celle d'un vicaire et aumônier, je ne pouvais guère penser à autre chose. D'autre part il fallait cela dans nos pays dévorés par la centralisation, où la langue locale n'avait jamais rien produit, et était radicalement méprisée, ne la supposant capable que de grossièretés. Il est vrai sans doute que j'aurais pu et du mieux faire mais pour un essai il me semble que c'est tout de même quelque chose et le quandoque dormitat sera excusable.
On comprend que l'abbé Pascal voulait démontrer que le patois n'était pas seulement bon qu'à traiter des faits triviaux, ni qu'il se caractérisait uniquement par la pauvreté du vocabulaire, mais qu'il était aussi capable d'exprimer des pensées et des situations plus riches, comme celles qui font la matière de l'Iliade d'Homère.

En 1895, l'Abbé Pascal dédie à Frédéric Mistral le XIVe chant de sa traduction. Il reçoit cette réponse le 28 juillet :
L'oufèrto que me fasès, brave majourau, es trop flatièro e trop graciusamen presentado pèr que noun me rejouigue de vèire moun noum en tèsto de voste XIVne cant de l'lliado prouvençalo. Courage toujour pèr la poujado ! Es d'aut que soun li jòio. Voste parla segur es richissime, talamen que de fes l'on poudrié s'imagina que fabricas eisadamen li mot courrespoundènt au tèste grè. Es aqui lou pica de la daio, mais sias trop bon enchaplaire pèr vous ica sus li det.

L'offre que vous me faites, brave majoral, est trop flatteuse et trop gracieusement présentée pour que je ne me réjouisse pas de voir mon nom en tête de votre XIVème chant de l'Iliade provençale. Courage toujours pour la montée! C'est en haut que sont les récompenses. Votre parler certainement est très riche, tellement que parfois on pourrait imaginer que vous fabriquez les mots correspondant au texte grec. C'est là le fil de la lame mais vous êtes trop habile à rabattre la faux pour vous frapper sur les doigts.
Cette fine critique sur l'inventivité obligée de l'abbé Pascal pour rendre en provençal haut-alpin la richesse du texte d'Homère n'est pas la seule remarque faite par Frédéric Mistral. Dès 1881, l'abbé Pascal lui soumet sa traduction, avant sa publication. Avec bienveillance, mais sans concession, Frédéric Mistral lui répond :
Je lis avec intérêt votre jolie trad. de l'Iliade évitez autant que possible les gallicismes comme glouaro pour glori, car ce n'est pas là question de dialecte, je crois que vous feriez bien aussi d'adopter la forme o au lieu de l'ou des 1ères  personnes de l'indicatif des verbes : t'en counjuro serait plus joli que t'enconjurou, vous seriez mieux compris de tout monde, car c'est absolument la forme italienne espagnole et latine.
Pourriez-vous me dire le sens du mot justems, dans ce : Vé que sias pai mai justèms et aussi le sens du mot dramalha.
Autre jugement d'un de ses pairs félibres, celui de Joseph Roumanille dans une lettre du 10 mai 1887 :
Votre Iliade, à mon avis, va de mieux en mieux. Je ne veux point médire des chants précédents, qui sont excellents, mais je trouve le second un tantinet supérieur au premier, et le troisième me paraît l'emporter sur le 2e. En avant donc, toujours en avant, la tâche est rude, vous en surmontez les difficultés en vaillant, en habile, en adroit traducteur que vous êtes.
En revanche, en dehors de provençalistes, les avis semblent avoir été plus mesurés. Ainsi, Émile Roux-Parassac, dans son Hommage à l'Abbé François Pascal, ne fait qu'une rapide allusion à ce travail, malgré son importance. C'est peut-être le signe qu'en dehors du petit cercle des Félibres, cette traduction n'a pas rencontré son public qui préférait que le provençal s'allie avec l'évocation du quotidien, comme dans les Fatourguetos, plutôt que de le voir se soumettre à un exercice de style.

D'ailleurs, cette liste de termes est une illustration de la dimension « exercice de style » de cette traduction :
Arrenjament, Escourcho, Marcho, Lèmo, Tèmo, Argument, Urdoun, Foufilagi, Epitome, Enchastragi, Endicagi, Assisament, Endreissiéro
Ce sont les 13 mots choisis successivement par l'abbé Pascal pour qualifier le résumé de chaque chant, en provençal, inclus en tête de tous les fascicules (sauf le premier).



La collection complète est très rare. Cela s'explique facilement, tant par le faible tirage de chaque fascicule que par la durée de la publication. Dans les bibliothèques publiques, seule la Bibliothèque Nationale possède la collection complète (source : CCFr). Il existe aussi un collection complète aux Archives départementales des Hautes-Alpes, qui a été entièrement numérisée (accès via Gallica : cliquez-ici).

A la différence de son recueil, Fatourguetos, qui était absent de la majorité des dépôts publics, des fascicules isolés ou des collections incomplètes se trouvent dans le Fonds dauphinois de la bibliothèque de Grenoble, à Béziers, à Aix-en-Provence (bibliothèque Méjanes), à la bibliothèque de la Sorbonne, à Avignon, etc.

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