Robert Darnton est un historien américain du livre qui étudie depuis plusieurs décennies l'histoire de la diffusion du livre en France sur la période 1770-1785. Il s'appuie sur les riches archives de la Société Typographique de Neuchâtel (STN), une maison d'édition suisse, active entre 1769 et 1789, spécialisée dans la contrefaçon de livres, dont elle assurait ensuite la diffusion à travers la France. Il a publié plusieurs ouvrages, dont Édition et Sédition. L'univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle, en 1991, que j'ai évoqué ici.
Il vient de publier un nouvel ouvrage, toujours fondé sur l'exploitation des archives de la STN : Un tour de France littéraire. Le monde des livres à la veille de la Révolution, Gallimard, coll. « Essais », 2018.
Cet ouvrage se fonde sur le journal de voyage d'un commissionnaire de la STN, Jean- François Favarger, qui, de juillet 1778 à novembre 1778, a fait un tour de France des libraires :
L'intérêt majeur de ce livre est qu'il nous offre une exploration de l'intérieur du monde de la librairie à la fin du XVIIIe siècle. On aborde la problématique du transport des livres, avec la délicate question de l'entrée en contrebande des balles de livres à la frontière française, dans le Jura. On croise ainsi des trafiquants, qui font le relai entre la Suisse et la France, en s'appuyant sur des voituriers qui prennent le risque de transporter des marchandises interdites. On touche du doigt le poids de la corruption aussi bien au niveau de la frontière que des chambres syndicales du livre qui devaient contrôler les balles de livres, à Lyon, Dijon, Besançon, etc. Durant son périple, Favarger doit recueillir des informations sur les libraires des villes qu'il explore, leur proposer le catalogue de la STN, essayer d'en obtenir une première commande, et, pour ceux qui sont déjà en relation avec la STN, il doit recouvrer les créances, prendre de nouvelles commandes. On croise toutes sortes de libraires, tant par l'importance que par l'honnêteté et la fiabilité. Ce peuvent être un libraire installé, comme Duplain, à Lyon, qui se fait lui-même éditeur d'une contrefaçon de l'Encyclopédie ou un libraire protestant, comme Gaude à Nîmes, notables dans leur ville. Ce sont les libraires d'Avignon, eux-mêmes éditeurs protégés par le statut particulier du Comtat Venaissin. Ce peut être aussi Malherbe, qui n'est pas à proprement parler un libraire, mais plutôt la tête de pont et le fournisseur d'un réseau de colporteurs du livres autour de Loudun.
C'est aussi l'occasion de voir la diffusion du livre en France, que ce soit celle des ouvrages autorisés, mais contrefaits, que celle des ouvrages plus ou moins interdits, comme l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes de l'abbé Raynal ou des livres "philosophiques", qui soit promeuvent des idées comme l'athéisme (d'Holbach), soit sont des libelles diffamatoires (Les ouvrages sur Mme du Barry) ou enfin des ouvrages pornographiques. En définitive, on voit comment chaque libraire se positionne par rapport à ces différents types d'ouvrages et quels sont les risques qu'il est prêt à prendre. Accessoirement, on glane quelques informations sur les clients de ces libraires. Il ne s'agit pas d'une histoire culturelle, car la nature des archives utilisées ne permet pas d'évaluer la réception des différents types d'ouvrage, ni leur influence. C'est plus un livre sur le commerce, où l'on parle beaucoup d'argent, de factures, de dettes, d’échanges, de faillites, et parfois d'embrouilles commerciales
Il vient de publier un nouvel ouvrage, toujours fondé sur l'exploitation des archives de la STN : Un tour de France littéraire. Le monde des livres à la veille de la Révolution, Gallimard, coll. « Essais », 2018.
Cet ouvrage se fonde sur le journal de voyage d'un commissionnaire de la STN, Jean- François Favarger, qui, de juillet 1778 à novembre 1778, a fait un tour de France des libraires :
Carte de l'itinéraire de Jean-François Favarger, juillet-novembre 1778 Source : www.robertdarnton.org/literarytour. |
C'est aussi l'occasion de voir la diffusion du livre en France, que ce soit celle des ouvrages autorisés, mais contrefaits, que celle des ouvrages plus ou moins interdits, comme l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes de l'abbé Raynal ou des livres "philosophiques", qui soit promeuvent des idées comme l'athéisme (d'Holbach), soit sont des libelles diffamatoires (Les ouvrages sur Mme du Barry) ou enfin des ouvrages pornographiques. En définitive, on voit comment chaque libraire se positionne par rapport à ces différents types d'ouvrages et quels sont les risques qu'il est prêt à prendre. Accessoirement, on glane quelques informations sur les clients de ces libraires. Il ne s'agit pas d'une histoire culturelle, car la nature des archives utilisées ne permet pas d'évaluer la réception des différents types d'ouvrage, ni leur influence. C'est plus un livre sur le commerce, où l'on parle beaucoup d'argent, de factures, de dettes, d’échanges, de faillites, et parfois d'embrouilles commerciales
En définitive, c'est un portait passionnant du monde de la librairie dans les années qui ont précédé la Révolutions française.
En plus, avec une générosité dont tous les historiens ne sont pas coutumiers, Robert Darnton a mis à disposition le résultat de ses recherches sur un site Internet. On y trouve en particulier les archives qui lui ont servi pour écrire ses livres : www.robertdarnton.org.
En plus, avec une générosité dont tous les historiens ne sont pas coutumiers, Robert Darnton a mis à disposition le résultat de ses recherches sur un site Internet. On y trouve en particulier les archives qui lui ont servi pour écrire ses livres : www.robertdarnton.org.
Lors de son périple, Favarger a croisé deux libraires installés à Bourg-en-Bresse, connus sous la raison sociale Robert et Gauthier. Robert Darnton avoue qu'il en sait peu sur ces deux libraires dont il donne néanmoins les prénoms : Jacques Robert et Pierre Gauthier.
Ce dernier nous est bien connu. Il est né le 30 novembre 1746 aux Evarras, un hameau du Noyer, dans le Champsaur (Hautes-Alpes), deuxième fils de Jean Gauthier, dit Belin et d'Agathe Simiand. On ne sait pas comment il est devenu libraire, mais son père et son grand-père étaient déjà identifiés comme marchands. Il y avait probablement une tradition de migration marchande dans cette famille, qui a rendu encore plus facile le départ, probablement temporaire, puis définitif vers Bourg-en-Bresse. En effet, c'est ce Pierre Gauthier que l'on retrouve à Bourg-en-Bresse en 1772. Comme le rapporte Robert Darnton, avec son associé Jacques Robert, ils font faillite en 1778. Mais, cela n'a pas interrompu leur activité car on les retrouve toujours à Bourg-en-Bresse jusqu'à la Révolution.
Page de titre de la seule publication connue de Gauthier et Robert à Bourg-en-Bresse |
En 1795 ou 1796, Robert et Gauthier transfèrent leur activité de libraire à Lyon. Installés au 11 de la Grande-Rue Mercière, dans le centre de
Lyon, ils développent une activité plus importante d'éditeur. On trouve
8 titres publiés à Lyon sous leur raison sociale Robert et Gauthier,
entre 1797 et 1804. Pierre Gauthier a fini sa vie à Belley, dans l'Ain, une des villes que cite Robert Darnton parmi les différentes "succursales" de la librairie de Robert et Gauthier dans les années 1770. Il meurt célibataire le 26 décembre 1820 à 76 ans.
Son frère aîné, Dominique Gauthier (1744-1820) est resté aux Evarras pour exploiter le domaine de ses ancêtres, dans la belle maison familiale.
Maison Gauthier, Les Evarras (Le Noyer) |
Les deux autres frères, Jean Baptiste Gauthier, né en 1753, et Antoine Gauthier, né en 1758 suivront les traces de leur frère Pierre. Antoine Gauthier a été commis chez Robert et Gauthier à Bourg-en-Bresse pendants 13 ans, du début des années 1770 - il avait alors 12 ou 13 ans - jusque vers 1783 ou 1784 où il s'installe comme libraire à Lons-le-Saunier. Jean Baptiste Gauthier a lui aussi été libraire à Bourg-en-Bresse. Il s'y marie en 1794. En plein Révolution française, il appellera son premier fils, Washinghton, que le scribe de la mairie a transcrit "Vazinston". Les deux frères Pierre et Jean Baptiste s'installent ensuite à Lyon, alors que le frère cadet Antoine est à Lons-le-Saunier. Ensuite, peu à peu, toute la famille Gauthier se retrouve à Lons où ils font venir un neveu, Jean-Étienne Gauthier (1772-1831), qui sera la souche de la famille Gauthier-Villars, célèbre pour ses éditions. Un des plus célèbres rejetons de cette famille est Henry Gauthier-Villars, plus connu sous le nom de Willy. Pour illustrer cette solidarité familiale, Étienne Gauthier fera lui-même venir Joseph Escalle (1798-1870), le fils de sa sœur Rose Gauthier, qui sera aussi libraire à Lons-le-Saunier. En déroulant l'arbre généalogique de la famille, on trouve une autre nièce d’Étienne Gauthier, mariée à Louis Boyer, de Corps, libraire à Chalon-sur-Saône.
Quant à Jacques Robert, l'identification est plus hypothétique. Lorsqu'on connait la force de l'entraide familiale dans ces réseaux de marchands - et l'histoire que je vient de citer de la famille Gauthier en est un bon exemple -, il est tentant d'identifier Jacques Robert avec ce cousin homonyme de Pierre Gauthier, Jacques Robert né à Poligny (Hautes-Alpes) le 2 mai 1743, fils de Laurent Robert et de Catherine Simiand, la tante de Pierre Gauthier. Ils étaient non seulement cousins, mais très proches en âge, puisque nés en 1743 et 1746. Enfin, autre point de ressemblance, ils étaient tous les deux en position de deuxième garçon dans la famille, devant laisser la primauté à leurs frères aînés. Ce n'est qu'une hypothèse, mais cette piste doit être creusée. Dans la famille Robert, Jacques ne sera pas le seul libraire. Arnoux Millon, né à Poligny en 1781 et neveu de ce Jacques Robert, a été libraire à Lyon au moins depuis 1809 jusqu'à son décès décès en 1829, lorsque sa veuve, Jeanne Marie Couchoud, lui a succédé. Lorsqu'ils se sont mariés, ils étaient accompagnés par Jean André Faure, commis libraire, à Lyon, dont on peut penser qu'il appartenait aussi au réseau des libraires champsaurins. Faure est aussi le nom d'un commis de Robert et Gauthier, à Bourg-en-Bresse. Quant à Jacques Robert, il est décédé célibataire à Poligny, son village natal, le 5 janvier 1820.
Les recherches de Robert Darnton permettent de suivre les commandes des deux libraires entre 1772 et 1783. On constate d'ailleurs qu'ils ne sont pas seulement implantés à Bourg-en-Bresse, mais qu'ils sont aussi présents à Belfort, Belley (dans l'Ain), et Lons-le-Saunier. Le détail des commandes est consultable ici et la synthèse des ouvrages les plus commandés est la suivante :
Pour illustrer ce que les archives de la STN renferment, cette lettre signée Gauthier, publiée sur le site de Robert Darnton :
On peut comparer la signature avec celle de Pierre Gauthier, témoin de la naissance d'une de ses nièces à Lyon en 1797, alors qu'il est libraire rue Mercière :
Pour aller plus loin, lien vers la page (en anglais) consacrée aux libraires Robert et Gauthier, sur le site de Robert Darnton. En bas de page, liens vers les scans des lettres des libraires :
http://www.robertdarnton.org/literarytour/booksellers/robert-gauthier-et-vernarel
Sur la famille Gauthier, je vous renvoie à l'étude que j'avais publiée :
L'ascendance haut-alpine de Willy
Les recherches de Robert Darnton permettent de suivre les commandes des deux libraires entre 1772 et 1783. On constate d'ailleurs qu'ils ne sont pas seulement implantés à Bourg-en-Bresse, mais qu'ils sont aussi présents à Belfort, Belley (dans l'Ain), et Lons-le-Saunier. Le détail des commandes est consultable ici et la synthèse des ouvrages les plus commandés est la suivante :
Source : www.robertdarnton.org/robert,_gauthier,_et_vernarel-books_in_greatest_demand.pdf |
Pour illustrer ce que les archives de la STN renferment, cette lettre signée Gauthier, publiée sur le site de Robert Darnton :
Source : www.robertdarnton.org |
On peut comparer la signature avec celle de Pierre Gauthier, témoin de la naissance d'une de ses nièces à Lyon en 1797, alors qu'il est libraire rue Mercière :
Pour aller plus loin, lien vers la page (en anglais) consacrée aux libraires Robert et Gauthier, sur le site de Robert Darnton. En bas de page, liens vers les scans des lettres des libraires :
http://www.robertdarnton.org/literarytour/booksellers/robert-gauthier-et-vernarel
Sur la famille Gauthier, je vous renvoie à l'étude que j'avais publiée :
L'ascendance haut-alpine de Willy
1 commentaire:
Bravo pour ces recoupements développements à propos des Robert et Gauthier croisés à Bourg par le Faverger de R.Darnton ! Livre touffu et foisonnant lu le mois dernier. Cdt
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