dimanche 29 août 2010

Une histoire manuscrite inédite de la ville de Gap (XVIIIe siècle)

Je vous présente aujourd'hui une copie manuscrite d'une histoire de la ville de Gap, rédigée par Joseph Dominique de Rochas dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et reliée, avec d'autres documents, par son arrière petit-fils Albert de Rochas d'Aiglun, après une tentative de publication par l'Académie delphinale.

Joseph Dominique de Rochas (1733-1807), avocat et homme de loi gapençais, un temps maire de sa ville natale, entreprit au milieu du XVIIIe siècle de rédiger une histoire de la ville de Gap. Pour cela, il s'appuya sur les nombreux documents présents dans les archives de la ville et les archives ecclésiastiques. De tout cela, il résulta un mémoire manuscrit sur la ville de Gap, resté dans les mains de la famille.

Page de titre de la copie manuscrite

Après son décès en 1807, le manuscrit resta dans la famille. En réalité, il en existait deux versions. Sur la base de son premier mémoire manuscrit, Joseph Dominique de Rochas avait composé une nouvelle version de cette histoire où il refondait le plan et donnait plus de liant à l'ensemble des documents qui étaient parfois sèchement recopiés dans le premier manuscrit. La première version de cette histoire de la ville de Gap fut donnée à la Bibliothèque Municipale de Grenoble, où elle est toujours conservée dans le fonds dauphinois (U.911). Quant à la version revue, elle resta dans la famille où elle échut à Victor de Rochas. En 1877, après un accident qui vit disparaître les 44 premiers feuillets, fut faite une copie manuscrite par Albert de Rochas d'Aiglun, un autre descendant. Il soumit ce mémoire à l'Académie delphinale en vue d'une publication.

Ce travail était entaché d'une accusation de plagiat depuis les affirmations d'Adolphe Rochas. En effet, ce dernier consacre une notice biographique à Joseph Dominique de Rochas, dans sa
Biographie du Dauphiné (T. II, p. 354). Il rappelle que "son désintéressement, sa probité, son excessive délicatesse et une piété solide, profonde et éclairée l'avaient fait vénérer, et qu'il fut enlevé à ses concitoyens dont il était le modèle, le 27 août 1807." Après cet éloge, il se fait l'écho de l'opinion de Clément Amat sur la paternité de ce Mémoire : "Personne jusqu'à ce jour n'a songé à lui contester la paternité de ces Mémoires; mais d'après M. Clém. Amat, celui de nos bibliophiles dauphinois qui connaît certainement le mieux l'histoire littéraire des H.-Alpes et qui a étudié attentivement la question, cet ouvrage ne serait pas de lui; il aurait eu en sa possession des mémoires inédits de Juvenis sur le même sujet, et après les avoir copiés, commentés et continués sous son nom, il en aurait détruit le manuscrit original. Ainsi s'expliquerait la disparition d'un ouvrage qui, comme nous l'avons déjà dit dans notre t. Ier (p. 464, n° V), a échappé jusqu'à ce jour aux investigations."

Extrait de la copie manuscrite

L'Académie delphinale demanda à A. de Taillas d'analyser le manuscrit. Il conclut sur l'authenticité du travail de Rochas et lui rend la totale paternité de ses recherches et de sa rédaction. Malgré cela, l'Académie delphinale argue de sa pauvreté pour ne pas publier ce mémoire. Cette histoire de la ville de Gap ne fut jamais publiée.

En définitive, Albert de Rochas, l'arrière petit-fils de l'auteur, réunit la copie manuscrite qu'il avait de ce mémoire, avec le rapport de 1878 de l'Académie delphinale qui lavait à jamais son ancêtre de la double accusation de plagiat et de destructeur de manuscrit. Il ajouta une courte préface, un fragment du manuscrit original, probablement sauvé de la destruction des 44 pages, deux lettres d'Eugène Chaper au sujet de la publication de ce mémoire et du rapport, et il fit relier le tout. C'est cet ouvrage qui a maintenant rejoint ma bibliothèque.



Lettre d'Eugène Chaper


Fragment du manuscrit original

A ma connaissance, et malgré mes recherches, il n'existe pas d'autres copies manuscrites de ce mémoire sur la ville de Gap dans les dépôts publics de France. Seule existe la première version, qui se trouve à Grenoble. C'est donc un document unique que je présente, sauf à voir apparaître une autre copie, voire le fragment subsistant du mémoire original.

Dans ce Mémoire, Joseph Dominique de Rochas s'attache surtout "à faire connaître les droits, les libertés et privilèges" de la ville Gap. Dans son étude du texte, A. de Taillas remarquait que l'auteur était particulièrement attaché "aux droits des populations", ajoutant : "Personne n'est plus que lui, antiféodal et il est assez singulier de voir un homme d'une piété dont la tradition comme ses écrits témoignent, attaquer avec autant de vivacité l'autorité temporelle de ses évêques." Il en conclut : "C'est un signe des temps et l'on ne saurait douter que les idées nouvelles n'eussent déjà pénétré à cette époque dans les provinces les plus reculées et que la révolution, avant de renverser nos vieilles institutions, ne fut déjà dans les esprits". Pour ma part, je crois qu'il faut surtout voir dans la position de Rochas celle que partage de nombreux haut-dauphinois, attachés aux libertés et privilèges conquis par les populations locales, souvent la bourgeoisie locale. C'est par exemple l'esprit des Briançonnais où l'on trouve en même temps un grand attachement aux traditions, un esprit religieux, voire un certain conservatisme, alliés à une méfiance profonde vis-à-vis de tout pouvoir qui pourrait empiéter sur les privilèges acquis de haute lutte à la fin du moyen âge. Il ne faut pas y voir l'influence des idées nouvelles, d'autant que ces idées détruiront les institutions mises en place dans ces régions. Dans la méfiance vis-à-vis du haut clergé, il y a une probable réminiscence de l'influence protestante qui, comme on le sait, a été très présente dans ces régions.

Les historiens successifs de Gap ont rappelé l'existence de ce Mémoire, sans pourtant lui accorder une attention très grande. Certains se sont même montré assez critiques.

Malgré les avis mitigés sur l'importance de ce manuscrit, c'est une pièce rare qui orne maintenant ma bibliothèque. Il est émouvant de posséder cette copie pieusement conservée et reliée par Albert de Rochas, témoignage de ses tentatives pour faire publier ce document et, dans le même temps, laver l'honneur de son bisaïeul sali par les allégations (les "cancans", comme le dit E. Chaper dans une de ses lettres) de Clément Amat, reprises par Adolphe Rochas.

Portrait d'Albert de Rochas d'Aiglun

Ce mémoire est un témoin des tentatives de certains habitants de Gap, attachés à leur ville, pour écrire une histoire de leur cité et de ses luttes pour défendre ses libertés contre les empiétements des "puissants", en l'occurrence les évêques de Gap.

Pour aller plus loin, cliquez-ici.


mercredi 18 août 2010

Le chevalier de Lamanon et l'expédition de La Pérouse.

Un passage à Albi sur le chemin des vacances, agrémenté d'une visite du musée Lapérouse (Jean François de Galaup, comte de La Pérouse est né près d'Albi, comme chacun sait) m'a opportunément remis en mémoire une petite curiosité bibliographique concernant l'histoire naturelle du Dauphiné et plus précisément des Hautes-Alpes.


Le chevalier de Lamanon, naturaliste né à Salon-de-Provence en 1752, a porté ses recherches sur la géologie, avec une attention particulière sur le volcanisme. En 1784, il fait paraître un mémoire où il décrit la découverte d'un volcan éteint dans les Hautes-Alpes, plus précisément à côté de la montagne du Vieux Chaillol, dans le Champsaur :
Mémoire litho-géologique sur la Vallée de Champsaur et la Montagne de Drouveire dans le Haut-Dauphiné, par M. le Chevalier de Lamanon, Correspondant de l'Académie des Sciences de Paris, et Associé Etranger de celle de Turin.
Paris, 1784, in-8°, 78 pp., une carte.





Malheureusement, il s'était trompé dans son identification des rochers qu'il avait trouvés sur cette montagne. Cette erreur fut reconnue par Dominique Villars, botaniste de la région, qui fit paraître un
Mémoire sur la prétendue découverte d'un volcan éteint en Haut-Dauphiné, annoncée par M. le Chevalier de Lamanon (Affiches du Dauphiné, 7 novembre 1783), qui était une réponse à la lettre du Chevalier de Lamanon, datée de Saint-Clément le 25 septembre et publiée par les Affiches le 10 octobre. Elle fut aussi mise en évidence par Faujas de Saint-Fond. Par honnêteté intellectuelle, Lamanon préféra détruire ou supprimer l'édition de son mémoire, en n'en gardant que 12 exemplaires. Ecoutons-le s'expliquer sur ce mémoire :
"Depuis l'impression de ce Mémoire, j'ai cherché et trouvé des caractères très distinctifs entre le basalte et le trapp ; d'où il résulte que la pierre de Drouveire est un trapp, comme le pense M. Faujas de Saint-Fond. J'allois faire connaître ces caractères dans un Mémoire très-détaillé sur les caractères distinctifs des volcans éteints, qui est presque achevé ; mais, je suis obligé de tout abandonner pour me préparer au voyage du tour du monde ordonné par le Roi pour le progrès des sciences.
Ne pensant pas que les discussions ci-dessus soyent assez dignes du public, n'étant pas suivies du Mémoire sur les volcans éteints, je prends le parti de le supprimer, et je n'en fait tirer que douze exemplaires."

Cette expédition ordonnée par le roi est justement celle de La Pérouse qui devait partir de Brest en mars 1785, ne lui laissant pas le temps d'approfondir son étude. C'est ainsi qu'il n'existerait que 12 exemplaires d'une des premières études géologiques sur les Hautes-Alpes.

Ce qui est plus romanesque est ce que rapporte le bibliographe Fernand Drujon dans
Destructarum Editionum Centuria, où il recense 100 ouvrages "dont les éditions ont été détruites, en totalité ou en notable partie, par suite d'événements funestes, de catastrophes telles que les incendies, les naufrages, les révolutions". Il affirme en effet que le chevalier de Lamanon emporta avec lui, sur "La Boussole" (un des deux bâtiments de l'expédition) les 12 exemplaires sauvés. L'idée peut paraître curieuse, mais pourquoi pas ? Le destin mouvementée de cette malheureuse édition n'était donc pas terminé. Il devint même tragique. En effet, le chevalier de Lamanon périt dans une échauffourée avec des indigènes de l'île de Maouna, dans l'archipel des Samoa en décembre 1787. Comble de malheur, si tant est que ces exemplaires aient alors survécu, ils ont définitivement disparu dans le naufrage de l'expédition devant l'île de Vanikoro au printemps 1788. Il était dit que ce mémoire serait rayé de la surface de la terre. On connaît des ouvrages comportant des erreurs plus grossières qui ont eu un avenir plus glorieux et qui ont survécu à toutes les misères dont peuvent souffrir les livres.

Cependant, tous les exemplaires n'ont pas disparu. Il y en a un à la BNF, un dans le fonds Dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble, un dans la collection Guillemin des Archives départementales des Hautes-Alpes et il y en aurait un à la bibliothèque Saint-Geneviève. On pourrait imaginer qu'il en existe d'autres, soit dans des bibliothèques publiques, soit privées, le mémoire ayant dû être donné ou diffusé par l'auteur avant de reconnaître son erreur.

Pour aller plus loin, un lien vers un site de très bonne qualité où ce mémoire, et plus généralement le travail de Lamanon, sont étudiés (cliquez-ici).

Les deux reproductions ont été extraites de cet article.

Voir aussi la notice Wikipedia sur le chevalier de Lamanon, qui s'intéresse surtout à sa participation à l'expédition de Lapérouse (cliquez-ici).

Pour finir ce billet, je recommande vivement la visite d'Albi, dont cette image donnera un rapide aperçu :