jeudi 31 mai 2018

Victor Chaud, Jean-Marc Rochette et Paul-Louis Rousset

Le plaisir de la bibliophilie n'est pas seulement de trouver un bel exemplaire aux armes ayant appartenu à des personnalités marquantes des Hautes-Alpes, comme je le décrivais dans un message précédent. C'est aussi de dénicher une petite plaquette relativement récente, mais introuvable. C'est ainsi que je viens de mettre la main sur un recueil de textes publié en 1952 en hommage au guide de Pelvoux, Victor Chaud, qui venait de se tuer au Râteau le 28 juillet 1952 à l'âge de 41 ans.


Cette plaquette rassemble des textes qui montrent toutes les richesses de sa personnalité. Bien entendu, est évoqué en premier lieu le guide, dans un article de Jean Walden, avec qui il a fait quelques unes de ses plus belles courses. D'autres textes mettent en valeur le soldat de la montagne (Benoit Lyzon), l'éducateur (R.P. M. Borret, S.J.), l'ami des jeunes (Laurent Guibert), le psychologue (Marylé Blanchet). En guise de conclusion, Suzanne Goffin rassemble toutes les facettes du personnage sous le titre : Une force. La plaquette est préfacée par André Georges, le président de la section de Briançon du Club Alpin Français, une des grandes personnalités de la montagne à cette époque. Elle est agrémentée de quelques photographies en noir et blanc, dont certaines en pleine page.

A la lecture de ces textes, il émane un parfum un peu suranné de ce que l'on pensait être un homme complet en ce milieu du XXe siècle. Victor Chaud est ainsi érigé en modèle, pour ses contemporains, pour les jeunes générations et pour le futur.

A l'origine de ce petit opuscule se trouve une autre personnalité de la Vallouise, Élise Freinet, l'épouse de Célestin Freinet, née Lagier-Bruno à Pelvoux quelques années avant Victor Chaud. Comme le dit André Georges, « Nous devons aux soins pieux de Madame Freinet les pages qui suivent : elles les a obtenues des amis de Chaud ». Elle l'a d'ailleurs fait imprimer par Robaudy, à Cannes, l'imprimeur attitré de l'école Freinet et de ses Bibliothèques de Travail. Probablement tirée à un faible nombre d'exemplaires, elle est particulièrement rare. En vingt ans de chine haut-alpine, c'est la première fois que je la vois. Il n'y a qu'un seul exemplaire dans les bibliothèques publiques de France, dans le fonds dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble (source : CCFr).

Les hasards de la vie font qu'au moment même où je découvrais cet ouvrage, je lisais l'excellente B.D. de Jean-Marc Rochette, Ailefroide, Altitude 3954., où, par deux fois, il rend hommage à Victor Chaud : 



C'est pour moi l'occasion de faire l'éloge de cet ouvrage. La puissance du dessin est au service d'un récit initiatique où la découverte de la montagne par un adolescent grenoblois et l'éveil à l'art s'allient pour lui faire dépasser l'horizon un peu étroit et triste de son quotidien. Son but est de gravir la face nord de l'Ailefroide par la voie Devies-Gervasutti. La vie en décidera autrement et, jamais, il ne réalisera ce rêve.

J'ai choisi ces quelques planches pour illustrer mon propos :

 

Couvertures :



Pour revenir à Victor Chaud, j'ai découvert ce beau texte qui résume sa vie. Il est l'œuvre d'un autre guide fameux de La Grave, Paul-Louis Rousset. De façon peut-être plus actuelle que les textes de l'hommage de 1952, on y sent vibrer l'admiration pour cet homme exceptionnel, sans être totalement dupe d'une certaine héroïsation.

Victor CHAUD (1910-1952), issu d'une famille de paysans montagnards de la Vallouise, est né à Pelvoux. Ses parents et grands-parents habitaient le hameau du Sarret. Cultivateurs, durs à la besogne, ils avaient été aussi autrefois tisserands en toile de chanvre. Avec leur carriole ils se rendaient sur les marchés et allaient jusqu'à Briançon pour vendre leurs produits. Parfois, l'hiver, autant par besoin que par attrait des « bons pays », il leur arrivait de s'expatrier jusqu'en Provence comme jardiniers. Victor, lui, après sa scolarité, tout en aidant ses parents aux travaux des champs, se fit embaucher à l'usine électrique des Claux. A vingt-et-un ans, il partit pour son service militaire et y prenant goût, son temps légal accompli, décida de rengager pour faire carrière dans l'armée. Ses qualités d'endurance et de skieur faisaient merveilles. Au « Régiment de la Neige », le 15-9 à Briançon, il devint pilier de la section d'Eclaireurs-Skieurs. Avant toutes les compétitions chacun s'entraînait dur, mais c'était souvent Victor Chaud, sans préparation particulière, qui arrivait le premier. Il fut champion de France militaire, fond et patrouille, en 1939. De nombreux succès ne le poussaient pas pour autant à un quelconque sentiment de supériorité, il était respectueux, modeste et fraternel. Au cours de la guerre de 1939-1940, lors d'une contre-attaque sur la Somme, qui lui vaudra deux citations dont l'une à l'ordre du Corps d'Armée, il eut la moitié d'un mollet arraché. Profondément affecté, mais encore plus courageux et patient, il finit par surmonter l'épreuve. Ce ne sera pas la fin de toutes ses espérances. Après une période de convalescence à l'hôpital des Sables-d'Olonne, alors en zone occupée, il s'évada et gagna la zone libre. Réintégré en 1941 à Briançon, ses supérieurs pensèrent qu'il allait être réformé, mais lui ne voulait pas en entendre parler. Pour bien montrer sa détermination il demanda une faveur... pourrait-il encore participer aux championnats militaires ? Ce lui fut accordé. Ce jour-là, il enleva toutes les coupes, fond, saut et piste. Jusqu'en 1945, l'évolution des hostilités l'obligea à changer plusieurs fois de situation. En 1943, engagé à « Jeunesse et Montagne », il se retrouva à Saint-Etienne-en-Dévoluy comme instructeur au Centre de la Herverie. Conducteur d'hommes, éducateur doué et écouté, il va transmettre à maintes équipes de jeunes son savoir technique, son goût de l'effort, son sens de la patrie. A l'occasion d'un raid en Oisans, avec R. Leininger, ils escaladèrent en mai 1943 une belle tour sur l'arête des Bœufs Rouges. Ils l'appelleront Tour de la Herverie. Lors de ses permissions, les moyens de communication étant à cette époque presque inexistants, il s'endurcissait en marche forcée de Saint-Etienne à Pelvoux par le col du Noyer, le Champsaur et l'Aup Martin. Après la dissolution de « J.M. » il s'engagea en mai 1944 au 11e bataillon de francs-tireurs et partisans et participa aux combats qui menèrent à la libération de Briançon. Entre temps, il suivit le stage de guide qui fut organisé à La Grave en juin 1944. Il en sortit premier. Les participants gardèrent de lui un ineffaçable souvenir. Venu à pied de Pelvoux, il avait traversé seul le col de la Pyramide avec son sac, son piolet et une valise à la main !
La paix revenue, en octobre 1946, en pleine possession de ses moyens, adjudant chef, ancien de l'E.H.M., après avoir obtenu à Val-d'Isère son diplôme de moniteur de ski, il quitta l'armée pour se consacrer au métier de guide civil. Après avoir parcouru de nombreuses classiques, il se spécialisa dans les ascensions difficiles et, en quelques années, devint un guide exceptionnel ! En une semaine il ne craignait pas de faire deux fois de suite le Pilier sud des Ecrins et tout autant de directissimes de la Meije. Les dernières difficultés dépassées, il laissait ses clients rentrer à leur rythme et repartait aussitôt seul à travers cols, brèches ou glaciers. On le rencontrait à toute heure, puissante carrure, torse nu, courant presque sur les sentiers, il allait à un autre bout du massif vers un nouveau rendez-vous.
Maintes histoires couraient à son sujet. Ayant fait trois fois de suite le Pilier sud des Ecrins, chaque matin il doublait un peu plus haut une même cordée d'alpinistes peu confirmés qui le faisait aussi. Bonjour... quelques paroles amicales, on le laissait passer, mais le troisième jour, les rencontrant à nouveau, il leur dit : « Si j'avais su, je vous aurais monté le courrier ! » Une après-midi qu'il descendait de la directissime de la Meije, il apprit au Promontoire la mort de l'un de ses amis dans la face sud des Ecrins. Il marcha toute la nuit par les Etançons, la Bonne Pierre et les glaciers Blanc et Noir pour se retrouver au petit jour en tête de la caravane de secours.
Sa force et son niveau l'incitèrent très vite à se lancer dans les premières. Son ascension avec Emile Cortial, alors aspirant-guide, à l'extrêmement difficile couloir nord des Trois Dents du Pelvoux, en 1950, course que tout le monde appellera plus tard simplement « le Couloir Chaud », l'un des plus raides des Alpes, laissa muets beaucoup de ceux qui le connaissaient en Briançonnais. Ces années d'après la Libération étaient encore celles de la pénurie et des restrictions. Les deux hommes n'avaient emporté que le simple matériel qu'il était alors possible de se procurer : piolet spécial B, crampons à dix pointes et deux ou trois broches. Victor tailla tout le long des marches en « bénitier ». Son second, n'ayant pas de souliers suffisants, avait dû en emprunter à L'Argentière ; ils étaient trop petits, la descente se fit sur des charbons ardents ! Mais partis le matin de chez le guide Jean Giraud, son émule à Ailefroide, ils y furent reçus le soir avec un certain respect ! En 1951, il inaugura une nouvelle voie à l'arête ouest de l'Aiguille des Frères Estienne, puis accomplit avec J. Walden la première ascension du couloir Pelas-Verney. Depuis lors, la brèche terminale porte le nom de Victor Chaud. Quelques jours plus tard, avec le même client, il réussit l'impressionnante face surplombante du Doigt de Dieu. En 1952, le 22 juillet, avec C. Nolin, il vaincra au Pelvoux le Triangle de la Momie.
Tout allait bien, chaque victoire ramenait son lot de satisfactions, faisait grandir sa célébrité et engendrait de nouveaux projets. Sans le vouloir tout à fait, il semblait happé par le tourbillon d'une étrange fatalité où s'enchevêtraient honneur, rivalité, gain, raison, crainte, espoir, bonheur, réussite... auquel il était de plus en plus difficile d'échapper. En famille, pour rassurer les siens, il disait être aussi tranquille dans les grandes parois qu'à la maison. Quelques jours avant sa mort, alors que nous nous quittions au Promontoire, il me dit, songeur, en regardant le Râteau : « A bientôt, à moins que j'ai ma petite croix là-haut ! » Le 26 juillet, il quitta Pelvoux. Tous ses enfants l'accompagnèrent ce jour-là jusqu'à la route pour le voir partir à moto. Il rejoignit Claude Nolin à Chancel. La suite est conservée dans une courte note inscrite sur le registre du refuge : « 27 juillet, départ pour le Râteau face nord à trois heures. » A la mi-journée, probablement déjà très avancés dans l'escalade, ils subirent alors un brusque et violent orage ! Que s'est-il passé..? Quarante-huit heures plus tard personne n'ayant eu de leurs nouvelles, plusieurs caravanes partirent à leur recherche. Ils étaient dans la rimaye au pied de la face. La nouvelle se répandit dans la région comme une traînée de poudre. Lui, le guide invincible, figure un peu mythique de la Vallouise, était tombé. Personne ne pouvait le croire. Son regard, sa voix chaleureuse, son étonnante résistance et sa force ainsi que sa discrétion, sa gentillesse et sa foi, lui valurent un unanime respect dans la mémoire de tous ceux qui le connurent. Une immense foule l'accompagna à sa dernière demeure.
Il reçut, à titre posthume, la médaille d'or de l'Education Physique et des Sports. Sa fin tragique aurait dû dissuader des successeurs... Bien au contraire ! En 1992, à part peut-être la face sud du Doigt de Dieu, ses principaux exploits ont tous été réédités. Son propre fils Francis, guide à son tour, renouvellera en 1980 la première de son couloir au Pelvoux, mais avec clients.
Extrait de Mémoires d'En Haut. Histoire des Guides de Montagne des Alpes françaises, de Paul-Louis Rousset, 1995, pp. 260-264.

Plaque tombale de Victor Chaud au cimetière de Vallouise

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