lundi 22 décembre 2014

Le Dauphiné, Camille Lebrun, 1848


La très parisienne auteur (auteure ?) de Une Amitié de Femme, roman de mœurs, Paris, 1843, de l'Histoire d'un mobilier, scènes de mœurs, Paris, 1844 ou encore des Entretiens sur les sacrements de baptême et l'eucharistie, 1847, a décidé en 1846 de s'intéresser au Dauphiné. Pourquoi ? On ne sait pas, car rien ne semblait la relier à cette province. Elle fait donc paraître deux articles en juillet et août 1846, dans le Musée des familles. Lectures du soir, dans une série "Voyage en France". Quelques mois plus tard, elle en donne une version largement plus développée :
Le Dauphiné. Histoire. – Descriptions pittoresques. – Antiquités. – Scènes de mœurs. – Personnages célèbres. – Curiosités naturelles. – Châteaux et Ruines. – Anecdotes. – Monuments et Édifices publics. – Coutumes locales.
Paris, Amyot, 1848, in-8°, [4]-388 pp.


Récit d'une excursion dans le Dauphiné, depuis Lyon. L'itinéraire suivi débute par Vienne, passe par Rives, le lac de Paladru, Saint-Marcellin, le Royannais, Lans (Villard-de-Lans), Sassenage, Grenoble, Uriage, la Grande Chartreuse, Vizille, Bourg d'Oisans, La Grave, Briançon, le Queyras et finit par Embrun, Gap, Tallard et la Drôme et Valence. Il s'agit surtout d'un voyage pittoresque, mélange de notations sur les paysages, les monuments, les mœurs locales, avec une attention particulière pour les modes de vie des différentes classes sociales. Le tout est complété de notations historiques, avec, pour certaines personnalités ou périodes, des développements plus longs, comme l'histoire du Dauphiné, Lesdiguières, le baron des Adrets, Bayard, Philis de la Charce, le prince Djeam (aussi connu sous le nom de Zizime), les hommes politiques illustres comme Barnave, Mounier, Casimir-Périer, etc. Pour une raison qu'elle ne donne pas, elle consacre pas moins de 2 chapitres (sur 20) au seul Lesdiguières.

Le récit est donné à la première personne, comme s'il s'agissait d'un journal de voyage, avec de nombreuses anecdotes pour donner un caractère vivant et animé au récit : l'orage en allant à Lans, la semaine de pluie à Briançon, le colonel qui les amène au lac de Paladru sans les prévenir, etc. Pour renforcer le côté vivant et pris sur le vif, elle choisit souvent la forme dialoguée.

Camille Lebrun a-t-elle réellement parcouru le Dauphiné ? Certaines notations – je pense aux glaciers du Casset – laissent penser qu'elle a réellement vu le pays. En revanche, le récit en a probablement été arrangé. En une seule rencontre avec une femme et ses enfants en Oisans, elle fait connaissance avec  les « Coutumes bizarres des habitans de cette contrée agreste » : la vie quotidienne dans l'étable, la bouse séchée comme combustible, le pain cuit une fois par an que l'on casse à la hache, le mort sous le toit, les colporteurs et, plus précisément, les instituteurs ambulants, etc. (pp. 300-305). Au passage, comme cela arrive plusieurs fois, elle s'étonne qu'une petite fille parle le français, et pas seulement le patois (p. 300). 

Et la montagne dans le livre ? Elle passe à La Grave sans même s'arrêter et voir la Meije et ses glaciers. Ce n'est qu'au Casset qu'elle évoque pour la seule fois les glaciers :

A une demi-lieue du Monestier, est un petit hameau nommé Casset où nous allâmes nous promener a pied le lendemain. Vis-à-vis ce hameau, se dresse un glacier dont la rampe excessivement raide nous découragea d’en tenter l’ascension. Le glacier du Casset, haut, dit-on, de 1,600 pieds, est un des contre-forts du Pelvoux qui, lui-même, se rattache au Lautaret ; ce dernier glacier est plus élevé du double que celui du Casset.
Nous déjeunâmes dans une guinguette d’où nous avions en vue l’imposant tableau de cette agglomération de montagnes qui, comme tout ce qui est superbe ou terrible, attire et fascine pour ainsi dire le regard de l’homme. La glace amoncelée depuis un temps immémorial et parvenue à un état de solidification qui lui donne une dureté bien supérieure à celle de beaucoup d’espèces de pierre, n’a pas la transparence qui résulte de la congélation éphémère et fréquemment renouvelée des cascades ni des fontaines; sa blancheur mate lui donnerait plutôt de loin l’apparence de marbre poli. Les glaciers des Hautes-Alpes se trouvent presque tous sur la lisière du département de l’Isère. Parfois il s’en détache des blocs volumineux qui roulent de monts en monts, jusque dans les vallées inférieures. Néanmoins, ces incommensurables lits de glace , au milieu desquels se dessinent d’énormes masses simulant des tours, des obélisques, des buffets d’orgue, des forteresses en ruines, augmentent toujours au lieu de diminuer. (pp. 307-311)
Les notations sur les glaciers des Alpes dauphinoises sont suffisamment rares pour que ce passage mérite d'être souligné. Il prend d'autant plus d'intérêt que l'on est à la fin du petite âge glaciaire, moment de la plus grande extension des glaciers dans la région.

Chose curieuse, j'ai parlé récemment du glacier du Casset dans le message consacré à : Sur la minéralogie et la géologie du département des Hautes-Alpes, Émile Gueymard, 1830. Visiblement, dans la première moitié du XIXe siècle, le glacier du Casset avait une telle ampleur qu'il attirait l'attention de tous les voyageurs. En effet, William Brockedon en avait aussi parlé dans Illustrations of the Passes of the Alps, dont la première édition a paru entre 1827 et 1829, récit d'un voyage de l'été 1824.

Aujourd'hui, le glacier est bien en retrait :


Qui est Camille Lebrun ? Après avoir acheté le livre, je suis parti à la découverte de cet auteur. Si son œuvre est bien répertoriée (voir par exemple : http://data.bnf.fr/12203857/camille_lebrun/), sa vie était mal connue. Certes, on savait que Camille Lebrun est le pseudonyme de Pauline Guyot. En revanche, même sa date de naissance n'était pas connue. Je ne voulais pas en rester là. Après quelques recherches, j'ai pu trouver ses dates de naissance et de décès. Dans son acte de décès, il est d'ailleurs préciser qu'elle est femme de lettres, dite "Camille Lebrun". L'identification ne faisait plus de doute. J'en ai profité pour créer une page Wikipédia pour faire partager mes trouvailles. La galaxie "Bibliothèque Dauphinoise" s'enrichit ainsi de pages Wikipédia : Camille Lebrun (vous verrez dans l'historique que le créateur de la page est Bibliotheque-dauphinoise) et de généalogies dans Geneanet : cliquez-ici.

Un dernier mot sur la rareté du livre. Dans le catalogue Perrin, il est dit :  « Ouvrage devenu rare ». Cela peut paraitre étonnant pour ce type de livre. Pourtant, on n'en trouve que 6 exemplaires au CCFr et un seul exemplaire en vente sur les sites Internet de livres anciens.

Lien vers la page consacrée à cet ouvrage sur Bibliothèque-Dauphinoise : cliquez-ici.

samedi 13 décembre 2014

Une carte postale... et quelques livres

Un des plaisirs de tenir un blog comme celui-ci est que cela suscite des échanges spontanés avec d’autres passionnés, soit de la chose livresque, soit de la chose dauphinoise et montagnarde. C’est ainsi que récemment, un lecteur m’a offert une carte postale, intéressante à double titre.

Au premier titre, et c’est celui qui est le plus habituel, c’est ce qu’elle représente :


Il s’agit d’une photo de la face sud de cette fameuse montagne dont je vous ai déjà souvent entretenu : La Meije. A ce titre-là, elle va venir enrichir ma collection d’images que j’accumule peu à peu (je vous renvoie au message que j’ai fait récemment sur La Meije, comme fil rouge d’une bibliothèque).

Une carte postale c’est, certes, une photo, mais cela peut aussi être une correspondance. Et c’est à ce deuxième titre que cette carte postale est intéressante. Je vous laisse découvrir le texte :


et un « zoom » sur la signature :



Pour tous les connaisseurs de la chose meijesque, le patronyme « Gaspard » est immédiatement évocateur. C’est en effet le nom du guide, Pierre Gaspard, qui, avec son client Emmanuel Boileau de Castelnau et son fils Pierre, a fait la première ascension de la Meije le 16 août 1877.

Le signataire de la carte n’est pas le père Gaspard, mais l’un de ses fils, Devouassoud Gaspard. Celui-ci, né le 2 décembre 1880 à Saint-Christophe-en-Oisans, a suivi les traces de son père comme guide de montagne,  à l’instar de ses autres frères Pierre, Maximin, Joseph, Alexandre et Casimir :


Mais, me direz-vous, quel est donc le saint éponyme qui lui a donné son prénom ? Existerait-il un Saint-Devouassoud en Dauphiné ? De fait, non. Le père Gaspard a tout simplement voulu donner comme deuxième prénom à son fils le patronyme d’un guide chamoniard pour lequel il avait une particulière admiration : Henri Devouassoud. Remarquons qu’au moment d’enregistrer cette naissance dans  l’état civil de la commune, l’employé n’a pas sourcillé lorsqu’il a fallu donner ce prénom, certes précédé du très classique Joseph. C’est pourtant ce prénom original qui sera son prénom d’usage.

Devouassoud Gaspard sera un grand guide. Il fera la première ascension de la face nord de la Meije, par le couloir Gravelotte en 1898. Comme on le voit dans le texte de la carte postale, ses étés seront toujours occupés par des courses avec ses clients, clients avec lesquels il prend soin de garder le contact.

Comme certain de ses frères, il avait passé quelques temps en Angleterre pour apprendre la langue, conscient qu’une part importante de sa clientèle était britannique, comme les pionniers de l’alpinisme. On sait par exemple qu’en 1908, il habitait chez le capitaine Loriner, au 161, Bambury Road : "Mais, semble-t-il, à partir de cette année-là [1901], ayant besoin de travailler et se rendant compte de toute la place qu'occupait dans le monde alpin la clientèle anglaise, Devouassoud résolut d'aller lui-même en Grande-Bretagne. Tout en gagnant sa vie il y apprendrait la langue. De 1902 et jusque vers 1910, par l'intermédiaire de touristes qu'il avait rencontrés en Oisans, il alla chaque année se placer l'hiver dans la région d'Oxford. Homme de peine, sorte d'ordonnance chez un officier de l'armée anglaise qui se déplaçait jusqu'aux Indes, il jouissait de l'entière confiance de ses patrons. Il entretint d'excellents rapports avec tous les membres de la famille puisque la maîtresse de maison et l'une de ses amies furent pendant la durée du conflit 1914-1918 ses propres marraines de guerre." (Mémoires d'en-haut, p. 227)

Sur mon site, j’ai déjà eu l’occasion d’en parler. En effet, il fait partie des guides qui ont accompagné Paul Helbronner dans ses campagnes géodésiques, en particulier dans l’ascension de la Meije en 1906 dont il a donné le compte-rendu : Au travail sur le Grand Pic de la Meije.

De façon plus anecdotique, ses chaussures de montagne sont exposées au Musée de l’Alpinisme de Saint-Christophe-en-Oisans :

Il est décédé le 10 avril 1962 à La Tronche, près de Grenoble.

Hasard des échanges avec mes lecteurs, j’ai reçu quasi-simultanément une photo d’un tableau de Charles-Henri Contencin représentant La Bérarde, le petit hameau de Saint-Christophe-en-Oisans qui servait de base de départ pour toutes ces courses de montagne.


Chaque fois que je vois un des tableaux de ce peintre, je suis admiratif devant la qualité du rendu de la lumière.

Le lecteur qui m’a envoyé cette carte postale fait vivre un blog de photos de ses excursions autour de Grenoble. Je vous le laisse découvrir : zacdanslesbois.canalblog.com. Pour ceux qui, comme moi, vivent à Paris, cela fait envie de pouvoir ainsi s’échapper le week-end dans les montagnes.

Pour mieux connaître le monde des guides de l'Oisans, en particulier de la vallée du Vénéon, ces quatre ouvrages sont indispensables :

Plus spécialement consacré à Pierre Gaspard, il donne quelques éléments sur sa famille :

Gaspard de la Meije, Roger Canac

Plus fouillé, avec une mise en perspective par rapport à un contexte de transformation d'une société agricole en une société du loisir, c'est aussi le plus complet sur l'histoire de la famille Gaspard, ainsi sur celles des autres familles de guides de la vallée :

Saint-Christophe-en-Oisans, les derniers guides paysans, René Glénat

Un ouvrage plus général, car, au delà des parcours individuels, il aborde la découverte du massif et l'organisation des sociétés de guides :

Une mémoire alpine dauphinoise. Alpinistes et guides. 1875-1925, Philippe Bourdeau

Enfin, une histoire générale des guides des Alpes françaises, mais où la part consacrée aux Alpes dauphinoises est particulièrement importante, par l'origine même de son auteur. La couverture reproduit une photo de Pierre Gaspard :

Mémoires d'En-haut. Histoire des Guides de Montagne des Alpes françaises.
Paul-Louis Rousset, Jacques de Leymarie


Belle image des frères Gaspard à La Grave en 1901 :


dimanche 7 décembre 2014

Une rareté et une curiosité dauphinoise



La première image que j'ai choisie pour présenter l'ouvrage du jour est une photo de la très surprenante reliure. On connait les reliures en maroquin, chagrin, basane, etc. Dans d'autres matières, on connaît la toile, la percaline, etc. Mais c'est la première fois que j'achète un ouvrage couvert d'un tissu qui pourrait plus être celle d'une robe de petite fille ou d'un ameublement coloré.

Dès que l'on ouvre le livre, on reste dans le même ton, avec ce beau papier représentant un chat courant après des souris (ou des rats). On croirait voir un papier cadeau ou une tapisserie de chambre d'enfant. On verra que les motifs du tissu et du papier des gardes font écho au contenu de l'ouvrage.


Quel est donc le livre qui se cache derrière ces atours inhabituels ?


C'est un recueil de 10 fables de la Fontaine traduites en patois de la région de Grenoble (franco-provençal) par le libraire Albert Ravanat :
Ina dizena de fable viria en patoy, pe lou z'ami de Proveyziû
On le trove : A Proveyziû, u Grangousié, chiû queu que le z'a feyte; A Grenoblo, chiû Monsiu J. Allier, que le z'a t'imprmimâ, 1887, in-8°, 28-[1] pp.

Proveysieux (Proveyziû) est un village de la Chartreuse proche de Grenoble qui fut, à la fin du XIXe siècle, un lieu de rencontre d'artistes paysagistes dauphinois, autour du peintre Théodore Ravanat (1812-1883), de son cousin Albert Ravanat et d'Aristide Albert. S'y retrouvaient les peintres Eugène Faure, Tancrède Bastet, Henri Blanc-Fontaine, Édouard d'Apvril, Charles Bertier, Diodore Rahoult, etc. mais aussi des personnalités grenobloises. Le lieu de ralliement était l'auberge "Aux Grandzgousiers", tenue par le ménage Gourret. Cette petite plaquette, par son auteur, par les références à Proveyziû, par l'origine même de la démarche, se rattache pleinement à ce mouvement artistique et littéraire très informel. En effet, c'est après y avoir entendu un dimanche la version patoise du Corbeau et du Renard, récitée par Elie Faure, d'après une traduction de Joseph Blanc, qu'Albert Ravanat a voulu lui-même traduire une dizaine de fables et en faire cadeau à ses amis en souvenir des bons moments de Proveysieux. C'est ce qu'il annonce dans la préface : A tou mou bon z'ami de Proveyziû, daté de Grenoblo, lo 31 décimbro 1886 et signé en fin Albert Ravanat.

Après Lo Corbat et lo Rénâ, Albert Ravanat donnent les 10 fables qu'il a traduites en patois (je vous laisse deviner les titres) : 1.Lo Loup et l'Agnet, 2. La Cigala et la Frûmi, 3. Le Rénâ et lou Raisin, 4. Lo Loup devenu Bregié, 5. La Courda et lo Glan, 6. La Rénâ et la Cigôgni, 7. La Berthe et lo Pot û lait, 8. Lo Pot de terra et lo Pot de fer, 9. La Mort et lo Proveyzar, 10. Lo Châno et lo Jonc.

C'est une petite plaquette bien imprimée par Joseph Allier de Grenoble à seulement 80 exemplaires. J'ai un des 25 exemplaires sur papier de Hollande (papié de fi, comme l'on dit en patois grenoblois) :

C'est une petite rareté, absente de la BNF. Au CCFr, on ne trouve que 3 exemplaires : un dans la fonds dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble (un autre exemplaire sur Hollande) et deux autres à Valence et Béziers.

Qui est donc le bibliophile qui a fait relier cet ouvrage d'une façon aussi fantaisiste et colorée ?


Ce grave monsieur est le commandant Albert de Rochas d'Aiglun (1837-1914), polytechnicien, directeur des études de l'Ecole polytechnique. En fait, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, il y avait quelque chose d'une peu décalé chez lui. J'aime montrer cette photo où il s'est fait photographier entouré d'un halo spirite. 


Plus légèrement, choisir de faire relier cette petite plaquette avec ce tissu de petite fille est probablement le signe d'une certaine fantaisie personnelle, qui n'est pas perceptible au premier abord.

La reliure n'est pas signée. Dans la vente Pierre Bergé des 8 et 9 novembre 2016, il y a une reliure très similaire sur un ouvrage quasi-contemporain : Le Concile féerique, par Jules Laforgue, Paris, 1886 (lot n° 454). Le motif est du même style, bien qu'un peu différent. La reliure est signée Féchoz. Le catalogue de la vente signale un exemplaire Ten O’Clock de Mallarmé, aussi relié avec un « tissu imprimé de motifs à la manière de Kate Greenaway. »

Pour aller plus loin sur l'ouvrage : cliquez-ici.

samedi 15 novembre 2014

Sur la minéralogie et la géologie du département des Hautes-Alpes, Émile Gueymard, 1830

Dans quelques jours, la Bibliothèque Nationale de France présente une exposition "Éloge de la rareté". Je suis impatient de la voir. Avant cela, j'ai tout de même décidé de présenter moi-même un éloge de la rareté tel que je l'entends. Certes, les exemplaires dont je parlerais seront moins précieux que ceux que nous verrons probablement, mais, malgré tout, ils sont rares. Celui que je présente aujourd'hui l'est d'autant plus que justement la BNF n'en possède aucun exemplaire (3 exemplaires aux CCFR dont 2 à Grenoble). Il s'agit du mémoire d'un ingénieur des mines, Émile Gueymard : Sur la minéralogie et la géologie du département des Hautes-Alpes, paru à Grenoble en 1830 avec l'appui du préfet des Hautes-Alpes (pour plus d'informations, cliquez-ici).


Il s'agit d'une description géologique du département, avec un intérêt plus particulier pour les ressources minéralogiques et les possibilités d'exploitation. Basé sur les observations de l'auteur dans le département, ce mémoire ne s'intéresse qu'aux zones habitées, sans pénétrer au cœur du massif. Une courte discussion introductive traite de questions géologiques.

 Emile GUEYMARD (1788-1869)

La description s'organise autour du trajet suivi par Émile Gueymard dans le département. Ce parcours est un grand voyage circulaire autour du massif des Écrins, en partant  de Grenoble, passant par la vallée du Drac, le col de Lus-la-Croix-Haute, le Buech, le Gapençais, puis remontant la vallée de la Durance par Embrun, avec un détour par le Queyras, puis retour dans le Briançonnais et le col du Lautaret pour redescendre sur Grenoble par la vallée de la Romanche. Il ne pénètre pas dans le massif. Une rapide incursion dans le Valgaudemar lui permet de s’approcher des montagnes. C’est alors que, pour l'unique fois, il cite quelques sommets (p. 46) : 
Le pays du Valgodemar est au nord du département. Il est remarquable par la hauteur de ses montagnes. Il est traversé de l'ouest à l'est par la rivière de la Severaisse. Les montagnes les plus élevées sont, au nord, le pic d'Olan qui se distingue par sa forme élégante et pyramidale; à l'est, par les monts Chiracs [Sirac]; au midi, par les montagnes de l'Ours et de Chaillol-le-Vieux; enfin, à l'ouest, par la montagne du petit Chaillol.
Une notation sur son ascension du pic de Bure montre qu’il est déjà sensible à la beauté des montagnes et au plaisir de l’ascension (pp. 22-23) :
Le mont Auroux, ou le mont de Bure, se trouve au-dessus de Saint-Etienne : il faut quatre heures de marche pour atteindre le point le plus élevé. Les pics dominent tous les terrains calcaires de la chaîne et paraissent dépasser de quelques mètres le mont Obioux que l' on voit de Grenoble. On se trouve donc sur le pic de Bure comme sur un centre d'où l'on découvre une belle suite de montagnes et de formations; on jouit ici du spectacle des grandes hauteurs : les peines et les fatigues disparaissent quand ou a atteint ces sommités et il ne reste plus que les douceurs d'une vie qui présente des charmes à l'infini. L'étude de ces magnifiques déchiremens dans les montagnes, l'examen des abîmes, des précipices et du désordre des siècles, feront toujours les délices des hommes dont les études de prédilection se dirigent vers l'histoire naturelle.
Enfin, cette remarque sur les glaciers du Monetier est intéressante à double titres (p. 97) :
Le bourg du Monetier se trouve au milieu de la plus jolie vallée du département; elle est remarquable par la fertilité de son sol, par ses forêts de mélèzes, par les glaciers qui descendent très-bas et non loin des terrains cultivés comme dans la vallée de Chamounix.
Cette avancée des glaciers citée presque en passant montre que le phénomène glaciaire, pourtant majeur dans le massif, n’est pas un sujet d’intérêt pour le géologue Gueymard, preuve qu’il est plus mû par son souci de « minéralogue » (si on me permet ce néologisme) que de géologue. L’autre intérêt de cette remarque est qu’elle nous donne une indication de l’emprise des glaciers dans la vallée à une époque du maximum glaciaire. Ces poussées glaciaires sont mal documentées dans ce massif, à la différence de celui du Mont-Blanc. On est donc à la recherche du moindre indice qui laisse penser que les glaciers, aujourd’hui très en retrait, pouvaient avoir une telle ampleur qu’ils menaçaient les zones habitées et cultivées. Pour reprendre un exemple que j’ai déjà eu l’occasion de citer, cette photo récente (été 2009) du glacier du Casset, hameau du Monétier, donne une image probante de la situation actuelle du glacier, bien loin d’atteindre les zones cultivées, qui l'on voit au premier plan de la photo.


Sur la photo complétée ci-dessus, la flèche rouge indique le bas du glacier du Casset. La flèche verte montre la moraine poussée par le glacier lors de la dernière avancée du Petite Age Glaciaire (PAG). Le glacier aujourd'hui est loin du Casset. En 1830, on était au maximum de l'avancée.

C’est tout de même un vrai sujet d’étonnement que de voir qu’un géologue en ces années 1830 peut écrire un ouvrage entier sur la géologie du département le plus montagneux de France sans que ce phénomène propre à intéresser un scientifique suscite autre chose que quelques allusions au cours de son mémoire. Cela s’explique déjà par l’objet réel de ce travail qui est de recenser les richesses minéralogiques du département. En effet, tout au long de son parcours dans le département, il cherche à identifier les richesses minières, avec un intérêt particulier pour les ressources en lignite et en charbon, dans ce département pauvre en combustible. Il cherche aussi à identifier les richesses minérales, comme les mines de plomb, d’argent, de cuivre, etc. Enfin, mais de façon plus marginale, il repère les roches propres à la construction, comme les marbres. Là où le géologue n’est pas complétement absent, c’est dans le souci d’identifier la nature exacte des roches rencontrées et, dans quelques cas, l’identification des pendages des couches géologiques. Mais cela s’arrête aux roches qu’il voit sur son parcours, c’est-à-dire celles qui composent les vallées qu’il traverse. Autre preuve, son relevé d’altitudes en annexe de l’ouvrage ne concerne que des villes ou villages et des cols, mais ne contient aucun sommet. Comme nous avions pu le dire dans le passé à propos des premières descriptions de la région au XVIIIe siècle par les militaires, les hommes de cette époque avaient une vision « en creux » de la montagne, autrement dit des vallées, des rivières et des passages, là où nous avons une vision « en bosse », c’est-à-dire structurée par les sommets .

Dans ces années-là, la géologie de la région avait déjà été étudiée par M. Elie de Beaumont, qui avait fait paraître dès 1829 une communication sur les Faits pour servir à l’histoire des montagnes de l’Oisans


Il s’agissait d’un vrai travail de géologue, qui s’attelait à explique l’histoire géologique de la région, sur la base des observations recueillies dans le cadre de la carte géologique de la France. Même s’il le cite, Émile Gueymard ne se met pas dans ses pas, bien qu'il dessine une première carte géologique du département, qui se trouve en annexe du mémoire.


C’est une initiative méritoire car, à cette époque, peu de département disposait d’une telle carte. Il faudra attendre 1835 pour qu’une action soit lancée auprès des préfets pour initier les opérations dans toute la France. Émile Gueymard, avec l’appui du préfet des Hautes-Alpes, a été un précurseur. Il faudra ensuite attendre 1858 et Charles Lory, un élève de Gueymard, pour qu’une nouvelle carte, beaucoup plus complète et riche, soit levée dans cette région : Carte géologique du Dauphiné (Isère, Drôme, Hautes-Alpes)


Pour montrer les extraordinaires progrès accomplis en 25 ans, il suffit de comparer les légendes des 2 cartes :

Légende de la Carte géologique des Hautes-Alpes, Émile Gueymard, 1830.

 Légende de la Carte géologique du Dauphiné, Charles Lory, 1858

Autre comparaison éclairante, les détails de la carte sur la zone de Briançon, avec le massif des Écrins.

Carte géologique des Hautes-Alpes, Émile Gueymard, 1830, détail.

 Carte géologique du Dauphiné, Charles Lory, 1858, détail.


Cela nous fait presque regretter de ne pas avoir vécu cette époque où, en quelques dizaines d’années, la connaissance de base du monde dans lequel on vivait pouvait faire des progrès aussi fulgurants. J’imagine qu’aujourd'hui, en 25 ans, la géologie ne fait plus que des avancées mineures, peut-être toujours décisives (je ne suis pas un bon juge), mais pas aussi visibles et tangibles, en particulier pour le profane que je suis.

dimanche 2 novembre 2014

Une bande desssinée haute-alpine de .... 1889 !

On attribue généralement à Töpffer l'invention de la bande dessinée (voir la notice wikipedia bien complète : cliquez-ici). Les Hautes-Alpes ont eu leur Töpffer en la personne d'Emile Guigues (1825-1904), un illustrateur d'Embrun dont j'ai souvent eu l'occasion de parler ici (cliquez-ici).

En 1889, il fait paraître le n° 1 des Albums Emile-Emile : La métamorphose. Vieux conte villageois traduit en 21 croquis. 


C'est une suite de 21 dessins qui illustrent une conte populaire de la région : la métamorphose de l’âne. En deux mots, c'est l'histoire d'un brave paysan qui se fait abuser par deux filous dont l'un a subrepticement remplacé son âne alors qu'il le menait au marché. Comme dans tous ces contes, la morale est sauve, le paysan reconnaît son âne au marché et les deux filous sont confondus.

La trame de l'histoire est rapidement donné en première page :
 

Ensuite, l'ouvrage contient une série de dessins, sans légende, mais suffisamment explicites, qui illustrent l'histoire. A titre d'exemple :








Pour la série complète, voir la page que j'ai consacrée à l'ouvrage : cliquez-ici.


Cette petite publication, rare (elle a été tirée à 200 exemplaires), est une impression autographiée, comme, semble-t-il, beaucoup des "bandes dessinées" des origines.

Le 4ème de couverture est une belle représentation de la Reine des Alpes ou Panicaut :


lundi 6 octobre 2014

La Meije comme fil rouge d'une bibliothèque.

Il y a de nombreuses façons de constituer sa bibliothèque. Il y a aussi de nombreuses façons de relier entre eux les livres qui la constituent. Parmi ces multiples "fils rouges"  qui traversent en tous sens ma bibliothèque, il y a un, certes un peu original, qui est tout simplement une montagne, plus précisément un sommet : La Meije, 3 783 m., dans le massif des Écrins. Et, pour m'accompagner dans ce cheminement souterrain au sein de ma bibliothèque, je m'appuie sur une petite étude : La Meije dans l'Image, de Paul Guillemin, parue initialement dans l'Annuaire du Club alpin Français, année 1894, et tirée à part en 1895.

Dans cet inventaire de toutes les images imprimées de la Meije, Paul Guillemin recense les représentations contenues dans des ouvrages ou des revues, mais aussi isolées, comme des dessins ou des gravures. Cependant, il exclut les photographies et les tableaux. Cet inventaire contient 216 numéros, de 1799 à 1895 (arrêté au 5 avril 1895). Cet ouvrage a été complété en 1898 : La Meije dans l'image (Complément et suite), paru dans l'Annuaire du Club alpin français, 1897, qui poursuit l'inventaire du n° 217 au n° 358, en y incluant la céramique et les bijoux (arrêté au 20 mars 1898).

C'est ainsi que peu à peu, je collecte ces  différentes représentations, que ce soit des livres, des plaquettes, des articles, des images isolées, etc. Cela va du bel ouvrage, comme l'Album du Dauphiné, jusqu'à la modeste carte publicité. L'un dans l'autre, sur les 358 images répertoriées, j'en possède déjà 69, dont 3 qui viennent tout récemment de rejoindre ma bibliothèque.

L'Album du Dauphiné est une des entreprises éditoriales majeures du début du XIXe siècle en Dauphiné. A l'instigation de Victor Cassien et Alexandre Debelle, le libraire Prudhomme publie entre 1835 et 1839 un ensemble d'articles historiques et descriptifs sur le Dauphiné. Chaque article est illustré d'une ou plusieurs planches lithographiques d'après des dessins de Victor Cassien ou Alexandre Debelle. Dans le tome III, daté de 1837, l'article anonyme sur l'Oisans est illustré de 5 planches dont une vue de La Grave avec, en arrière plan, une représentation fantaisiste de la Meije, belle illustration de ce que la vision romantique de la montagne pouvait inspirer au dessinateur ou graveur. Cette vue, gravée par Victor Cassien, est référencée par Paul Guillemin sous le n° 7.



En 1854, le docteur Joseph-Hyacinthe Roussillon fat paraître son Guide du voyageur dans l'Oisans, tableau topographique, historique et statistique de cette contrée. Il est illustré de 9 lithographies, dont une représentation de la Grave avec la Meije au second plan. Selon  les paroles mêmes de Guillemin, cette lithographie est "une réduction et une contrefaçon" de la planche de l'Album du Dauphiné :


Dans l'édition de 1864 du poème Grenoblo Malhérou, de Blanc la Goutte (Poésies en patois du Dauphiné), le peintre Diodore Rahoult donne la première représentation réaliste et fidèle de la Meije, terminant ainsi une série de représentations romantiques de cette montagne. Cette illustration a été gravée par E. Dardelet et publiée dans la  3ème livraison, parue en 1860 :




En septembre 1855, un voyageur anglais s'arrête à La Grave. Il rejoint ensuite Saint-Christophe-en-Oisans en passant par le col de la Lauze. Au passage, il croque la vue de la Meije depuis La Grave. Conformément à la carte de Bourcet, il l'appelle encore l'Aiguille du Midi de La Grave. Son récit sera publié en 1862, dans le recueil Peaks,Passes, and Glaciers; Second series : A sketch of the passage of the Col de la Selle from La Grave to St. Christophe par F. Elliot Blackstone, B.C.L, F.R.G.S., avec une gravure et une carte. En concurrence avec la gravure de Diodore Rahoult, c'est une des premières représentations fidèles du sommet. Le dessin est antérieur, mais la publication est postérieure de 2 ans.




Dans un ouvrage paru en 1865 : Outline Sketches in The High Alps of Dauphiné, T.-G. Bonney fait le récit de 4 voyages dans les Alpes du Dauphiné, en 1860, 1862, 1863 et 1864. Il est l'un des premiers voyageurs anglais qui aient exploré et parcouru cette partie des Alpes, alors très méconnue et délaissée. Cet ouvrage est illustré de 22 lithographies représentant des sommets et des panoramas du massif des Écrins et Pelvoux, dont 4 vues de la Meije. Les dessins sont de T. G. Bonney et les gravures de H. Adlard. Ce sont parmi les premières représentations des sommets du massif. Elles se distinguent des précédentes par la précision et la netteté du trait. Il ne s'agit plus d'une œuvre d'artiste, mais d'un travail scientifique.



Le géologue italien Martino Baretti (1841-1905) explore le massif des Ecrins en août 1872. Il donne un compte-rendu de son excursion dans le Bollettino del Club Alpino Italiano, 1872-1873 : Otto giorni nel Delfinato, dont il a été fait un tiré à part en 1873. Cet ouvrage est illustré de 4 planches chromolithographiques. M. Baretti ayant abordé le massif par la Vallouise et Ailefroide, il s'est surtout intéressé aux Pelvoux et aux Écrins. Il a cependant représenté la Meije dans les deux panoramas qui illustrent son livre. La première nouveauté est qu'il s'agit d'une représentation en couleurs du massif. Mais c'est surtout par le panorama depuis le Chaberton que cette représentation apporte un point de vue inédit sur le massif.




En août 1875, Henry Duhamel tente l'ascension de la Meije, encore invaincue. Il échoue, mais il en fait un compte rendu dans l'Annuaire du Club Alpin Français, 1875, illustré de 2 photographies et d'un dessin d'Emile Guigues. Il en a été fait un tiré à part : Tentatives d'ascension au Pic Occidental de la Meije ou Aiguille du Midi de la Grave (Hautes-Alpes). Ce sont parmi les premières photographies publiées.



En 1896, Louis Guerry, dessinateur de l'administration des forêts, représente tout le déroulé du paysage depuis Vizille jusqu'à Briançon. Ce long panorama est publié par l'imprimeur Joseph Baratier à Grenoble, sous forme de dépliant : Dépliant alpestre. Excursion en Oisans.
La couverture est illustrée d'une aquarelle de Louis Guerry représentant la Meije depuis la Grave :


Complètement déplié, ce panorama mesure plus de 2 mètres de long. Détail de la représentation de la Meije:

L'idée de ce message m'est venue suite à l'achat récent d'une petite plaquette, récit par Emile Viallet d'ascensions de la Barre de Ecrins et de la Meije en août 1888 : La Barre des Ecrins et le Grand Pic de la Meije, par Desroches, pseudonyme d'Emile Viallet.


Elle est illustrée d'une gravure d'Emile Guigues, représentant : Le Grand Pic de la Meije et la vallée des Etançons (versant de la Bérarde)


Cela a aussi l'occasion de découvrir une personnalité peu connue des premières décennies de l'alpinisme dans les Alpes dauphinoises, Emile Viallet (1840-1933), qui a publié de nombreux récits sous les pseudonymes d'A. Mège et Desroches, dont le récit de la deuxième ascension de Belledonne en 1873. J'ai aussi découvert qu'il était poète à ses heures, poésies qui font découvir un autre aspect de sa personnalité...

Et pour revenir au propos de ce message, encore quelques images de la Meije :

La Meije dans La Meije et les Ecrins, de Daniel Baud-Bovy, illustré par Ernest Hareux, paru vers 1908 :



Dessin de Jeanès, représentant le massif de la Meije depuis le Galibier, illustrant une plaquette publicitaire des Automobiles Berliet, de 1912 : La Route des Alpes (Paris, imprimerie Draeger) :


Dans le cadre de son relevé géométrique des Alpes françaises, Paul Helbronner publia en 1934 un panorama aquarellé, pris depuis la pointe Durand, un des 3 sommets du Pelvoux. Extrait de la vue de la Meije, face sud, avec le Râteau à gauche (pour plus de précisions sur ce panorama et la photographie complète, voir Tour d'horizon complet du sommet du Pelvoux) :



Pour finir, un dessin illustrant la couverture d'une des cartes d'un ensemble de 6 cartes de la Routes des Alpes, édité par la compagnie de chemin de fer P. L.M. L'ensemble n'est pas daté, mais on peut, sous toutes réserves, le situer vers 1940 :


La page qui référence toutes les images de la Meije de ma collection : Images anciennes de la Meije.