mardi 29 novembre 2011

Deux ouvrages récents, bientôt de référence

Une fois n'est pas coutume, ce sont deux livres récents que je vous présente, qui, tous deux à leur manière, sont déjà en passe de devenir des ouvrages de référence.

Le premier accompagne l'exposition qui se tient pour quelques jours encore à la Bibliothèque Municipale de Grenoble : Regards sur les Alpes, 100 livres d'exception (1515-1908),  une exposition qui explore quatre siècles de littérature sur ces "monts sublimes" : livres anciens et précieux, illustrés de gravures, lithographies et photographies, conservés à la Bibliothèque d'étude et d'information ou issus de collections locales et nationales, publiques et privées.


L'ouvrage qui prolonge et accompagne l'exposition vient de sortir. Cet ouvrage de Jacques Perret est un panorama complet de la littérature alpine depuis la Renaissance (le premier ouvrage décrit est celui de Jacques Signot de 1515), jusqu'au beau livre illustré de D. Baud-Bovy en 1908 sur la Meije et les Ercins. Chacun des 100 livres sélectionnés comme étant les plus rares et recherchés  (cela exclut les innombrables livres rares, qui sont fort peu recherchés, sauf par quelques "fous" comme moi; cela exclut les livres recherchés, mais courants) fait l'objet d'une notice bien illustrée, descriptive de l'ouvrage et de son auteur, et de quelques pistes sur des ouvrages en relation. Au total, ce sont près de 300 ouvrages qui sont cités, qui forment comme une bibliothèque idéale de l'amateur des Alpes et de la Montagne.



Pour le moment, l'ouvrage ne semble pas disponible dans les grands circuits de distribution, mais vous pouvez le trouver directement aux Editions du Mont-Blanc (cliquez-ici).

D'établir ainsi une liste des 100 livres les plus rares et recherchés risquent bien d'amener tout un chacun à comparer sa bibliothèque à cette liste de référence. J'avoue ne posséder "que" 7 des 100 livres. Deux choses pour me consoler, si tant est que j'en ai besoin : de nombreux ouvrages concernent la Suisse, ce qui n'est pas dans le cœur de ma recherche; ensuite, cette petite phrase de l'Introduction : "dans la plupart des bibliothèques privées on en compte moins d'une dizaine". Ouf ! J'avoue tout de même qu'il y en a quelques-uns que j'aimerais bien posséder.

Passons à un autre sujet, plus local, mais tout aussi passionnant. Jacques Mille et André Chatelon viennent de publier une somme sur la cartographie des Hautes-Alpes :
Hautes-Alpes. Cartes géographiques anciennes (XVe - mi XIXe siècle).


Dans cet ouvrage de plus de 300 pages, c'est un panorama complet de la cartographie des Hautes-Alpes qui est présenté. Abondamment illustré, il permet de parcourir 5 siècles de représentation de la montagne dans les cartes. Mais l'intérêt va au-delà des travaux cartographiques très localisés d'un pays de montagne. Pour ceux qui ont apprécié les travaux des Aliprandi, mais qui étaient frustrés par leur oubli (si j'ose dire) de toutes les montagnes du Dauphiné, dont le massif des Ecrins, le travail de ces deux érudits hauts-alpins (au moins de cœur, comme moi), remplira le vide dans l'étude de la cartographie alpine.

L'ouvrage ne semble pas disponible dans les grands circuits de distribution. Vous pouvez vous adresser à la Société d'Etudes des Hautes-Alpes (www.seha.fr), qui a apporté son patronage à cette édition. Pour finir, quelques belles cartes de ma collection, que l'on trouve dans ce livre.

 La carte de Bourcet (1749-1754)

La carte Massif des Ecrins du Club Alpin Français, 1874

dimanche 20 novembre 2011

Un "livre à faire parler" ... ou comment extraire tout le sel d'une petite plaquette

J'ai rapporté de mon passage habituel au salon du Régionalisme Alpin de Grenoble une petite plaquette que j'ai envie de qualifier de « livre à faire parler ». Pourquoi cela ? En apparence, il ne s'agit que d'un petit opuscule de 95 pp., publié par la Société des Sciences et des Arts de la ville de Grenoble, en 1806, contenant la liste des membres de la dite Société, le règlement, les mémoires des membres de la Société et quelques autres petites choses. 


Et pourtant, rien qu'à la lecture de la liste des membres résidants et des membres correspondants, c'est une plongée dans la société grenobloise du début du XIXe siècle, à la sortie de la Révolution. Pour celui qui connaît un peu l'histoire locale, on a le sentiment de retrouver des vieilles connaissances, toutes rassemblées ici dans cette simple liste.

Avant d'aller plus loin, juste un point d'histoire. A la fin du XVIIIe siècle, quelques notables cultivés de la société grenobloise s'assemblent pour lancer une souscription pour l'acquisition de la très riche bibliothèque de l'évêque Jean de Caulet. L'acquisition faite en 1772, ils s'organisent ensuite pour en assurer la gestion, d'abord sous le nom de Société littéraire, puis, en 1789, sous le nom d'Académie delphinale. Au moment de la Révolution, en 1793, un décret de la Convention supprime l'Académie. Il faudra attendre que l'orage révolutionnaire soit passé pour que, de nouveau, les élites culturelles grenobloises ressentent le besoin de s'assembler, d'autant que la Révolution a réveillé l'appétit des nouvelles élites pour les sujets de sciences, de lettres et d'arts. De plus, une nouvelle classe sociale est en train d'émerger, autrement dit une bourgeoisie est en train de s'installer aux commandes de la ville. Elle veut aussi concrétiser cette ascension par des institutions qui lui permettent d'affermir son pouvoir et d'acquérir une légitimité. On verra que la liste des membres sera le reflet de l'émergence de cette nouvelle élite locale. Cette nouvelle société est créée en floréal an IV (printemps 1796) sous le nom de Lycée. Suite à l'utilisation exclusive de ce terme pour les nouveaux établissements d'enseignement, elle se baptise en l'an X Société des Sciences et des Arts de la ville de Grenoble. Elle est organisée sur le principes des Académies. Elle comporte un nombre fixe de membres résidants, obligatoirement domiciliés à Grenoble et élus par leurs pairs. En complément, des membres correspondants, domiciliés en dehors de Grenoble, certains pouvant être d'anciens membres résidants que la nécessité à éloigner de Grenoble.(Sur l'histoire de l'Académie delphinale, cliquez-ici).

Prenons une page au hasard de la liste des membres.


On y retrouve le docteur Gagnon, j'allais dire le célèbre docteur Gagnon. Pourquoi célèbre ? Mes lecteurs familiers de Stendhal auront tout de suite reconnu le bien aimé grand-père du jeune Henri Beyle. Cette personnalité locale, qui a ainsi fait le pont entre la défunte Académie delphinale et cette nouvelle société, a aussi assuré, avec d'autres comme le bibliothécaire Ducros, le passage de relais entre la société encore aristocratique du Grenoble du XVIIIe siècle (bien qu'aucun des deux n'appartienne à l’aristocratie) à la nouvelle société bourgeoise. Il suffit d'ailleurs de voir le nom et l'activité des quelques membres sur cette page pour constater que l'on est dans la société bourgeoise intellectuelle : des magistrats, un conseiller de préfecture, un bibliothécaire, des professeurs, un maire, etc. 

Au passage, je signale qu'une source précieuse sur cette même société est fournie par la Vie d'Henry Brulard, de Stendhal, sorte de mémoires autobiographiques dans lesquelles il se remémore sa jeunesse à Grenoble. De nombreux personnalités de cette liste se retrouvent dans cette Vie, comme Pierre-Vincent Chalvet (Grenoble 1767 - Grenoble 23/12/1807), ancien ecclésiastique devenu professeur d'histoire à l'Ecole Centrale de Grenoble et auteur de l'édition revue et augmentée de la Bibliothèque du Dauphiné


Le jugement de Stendhal est sans appel : "jeune pauvre libertin, véritable auteur sans aucun talent". Il rapporte quelques calomnies : "chargé de recevoir l'argent des inscriptions qu'il mangea en partie avec trois sœurs fort catins de leur métier qui lui donnèrent une nouvelle v[érole] de laquelle il mourut bientôt après". 

Revenons à quelques personnalités de plus grande envergure. On trouve dans la liste Joseph Fourier :


Ce fils d'un modeste garçon-tailleur, né à Auxerre en 1768, est le modèle même de l'homme complet, comme seules ces époques savaient encore en faire naître. Il pouvait mener de front le travail de mise en forme de la Description de l'Egypte qui était en cours de parution, des recherches pointues sur un modèle mathématique de diffusion de la chaleur (les célèbres séries de Fourier, bien connues des taupins dont j'ai été) et la fonction administrative de préfet de l'Isère, au moment même où les institutions de la France étaient en plein reconstruction en ce début de l'Empire. En plus de tout cela, il avait le temps de se faire le protecteur d'un jeune homme ambitieux, récemment revenu dans le pays de ses ancêtres, Jacques-Joseph Champollion-Figeac.


Jacques-Joseph Champollion-Figeac appartenait évidemment à cette Société. On ne dira jamais assez l'importance qu'a eu Champollion-Figeac comme mentor et soutien de son frère Jean François Champollion. L'appartenance à cette Société était un des moyens qui ont permis à Champollion-Figeac d'ouvrir des portes à son frère, visiblement beaucoup moins habile que lui à se faire connaître et reconnaître par les personnes influentes. 

Au passage, notons l'ouverture de cette Société, et donc de la société grenobloise, qui acceptait en son sein le fils d'un modeste libraire de Figeac, mais aussi le botaniste Villars, fils de paysans des Hautes-Alpes. On perçoit de façon tangible ce renouvellement des élites bourgeoises dont j'ai parlé. Une analyse sociologique de la liste, avec l'identification de chacun des membres, confirmerait probablement cela. 

Pour finir, car l'identification de chacun des membres nous conduirait trop loin, la plaquette contient aussi la liste des membres décédés.


On y voit par exemple le célèbre géologue dauphinois Déodat de Dolomieu (qui a donné son nom aux Dolomites), ainsi que, de façon plus inattendue, Choderlos de Laclos. 


En réalité, cela n'est pas si inattendu, lorsqu'on sait que Choderlos de Laclos a été en garnison au régiment d'artillerie de Grenoble de 1769 à 1775. Il est en général admis qu'il s'est inspiré de la société grenobloise de son temps pour écrire Les Liaisons dangereuses. Il était possible paraît-il d'identifier les modèles de Valmont, Mme de Merteuil, la présidente de Tourvel, etc. dans la société aristocratique du Grenoble de la fin du XVIIIe siècle.

Si vous êtes arrivés jusqu'à ce point de mon message, vous comprenez mieux ce que je voulais dire par « livre à faire parler ». Et encore, je me suis arrêté en route. Je ne résiste pas à l'envie de citer un dernier membre, Teisseire, négociant, admis le 29 ventôse an VII, dont Stendhal a perfidement dit qu'il "s'était enrichi, ou plutôt son père s'était enrichi en fabriquant du ratafia de cerise, ce dont il avait une grande honte" (les sirops Teisseire, c'est aussi lui !). Appartenir à cette société était probablement une façon de faire oublier cela, ce que j'ai appelé acquérir une légitimité.

Une deuxième partie de l'ouvrage est aussi une source inépuisable de rapprochements, d'évocations, de chemins de travers, de correspondances, etc. C'est la liste des "Mémoires, Discours, Rapports et autres ouvrages" présentés par les membres de la Société


On y voit la diversité des sujets. La lecture complète illustre bien que rien de ce qui est humain n'est étranger à ce type de société. C'est encore l'idée d'une connaissance totale qui est à l’œuvre. La variété parfois un peu naïve (avec des rapprochements presque surréalistes) peut nous faire sourire. Notre hyper spécialisation est-elle plus enviable ? Je finis ce long message en relevant juste le Mémoire sur le panoramagraphe, ou mécanique inventée pour dessiner graphiquement des perspectives, présenté le 27 frimaire an 11 par Chaix, de Briançon (Barthélémy Chaix, sous-préfet de Briançon). J'ai la chance de posséder une vue de Briançon par Chaix, où il a probablement utilisé son "Panoramagraphe".

Dernier charme de l'ouvrage, il est tel que paru, avec ses modestes couvertures d'attente.


J'ai déjà eu l'occasion de dire le plaisir que j'ai à manipuler ces ouvrages vieux de 200 ans qui semblent tout droit sortir de la boutique du libraire. Au passage, j'ai même dû couper les pages, ce que je fais toujours avec plaisir (Ah ! le bruit du couteau coupant le papier) et sans remords, malgré l'opprobre que certains jettent sur ce « sacrilège ».

Ce trop rapide passage au salon du régionalisme alpin (des nécessités professionnelles m'ont empêché d'arriver à Grenoble aussi tôt que je le souhaitais) a été tout de même l'occasion de sympathiques rencontres, en particulier avec plusieurs lecteurs de ce blog. Je les en remercie. Leurs témoignages de sympathie, comme tous ceux que j'ai déjà reçus de mes lecteurs, sont des puissants encouragements pour la poursuite de ce travail que je mène depuis 6 ans pour le site Bibliothèque Dauphinoise et 4 ans pour le blog. Je crois que tant que j'aurais ces sortes de témoignages et que je trouverais moi-même du plaisir à prendre quelques heures des mes week-ends pour écrire, je serais toujours motivé pour continuer ce travail. 

Je me réserve pour un autre message pour vous parler de deux beaux livres récents, qui, chacun à leur manière, sont déjà indispensables à des bibliothèques alpines et haut-alpines.

lundi 14 novembre 2011

Guide Diamant. Dauphiné et Savoie, 1897

Dans une bibliothèque régionaliste, on finit tôt ou tard par s'intéresser aux guides touristiques, d'abord comme sources d'information mais aussi comme objets de collection. Comme ces guides appartiennent d'abord au domaine de l'éphémère, de l'utilitaire, on peut être tenté de les négliger au profit d'ouvrages plus prestigieux. Pourtant, il ne faut pas les oublier. D'abord, lorsqu'on veille à les trouver en bon état, ce peuvent être des belles pièces. Ensuite, c'est un témoignage sur la perception que l'on avait au XIXe et au XXe siècles de nos régions préférées. Après cette introduction pleine de généralité, venons-en au guide qui nous intéresse. C'est un guide sur le Dauphiné et la Savoie, dans la collection des Guides-Diamant (ou Guides Joanne) créée par Adolphe Joanne, puis poursuivie pas son fils Paul Joanne. Il s'agit d'une édition de 1897.


C'est d'abord un bel objet car les couvertures de percaline verte (ou bronze) sont en même temps estampées à froid et ornées de motifs dorés. La reliure (industrielle) est restée d'une grande fraîcheur. C'est le guide soit d'un touriste très soigneux, soit d'un touriste qui se contentait de voyager dans sa chambre en lisant des guides (comme Des Esseintes, pour ceux qui connaissent) 


Ensuite, c'est un texte intéressant, plus par ce qu'il dit de la perception de la montagne, que pour son intérêt intrinsèque. A ce titre, il est instructif de voir comment était perçue une ville comme Briançon en cette fin de XIXe siècle fort militariste : une ville de garnison et une ville frontière garante de la sécurité d'une petite portion de la frontière avec nos chers voisins italiens. Un guide d'aujourd'hui ne nous parle plus de Briançon ainsi. Plus directement lié à la vision de la montagne, reportons nous à ce qui est dit de la Grave, un village aujourd'hui généralement considéré comme un des plus beaux de France : La Grave se trouve "sur un contrefort de la montagne du même nom; le regard s'étend au loin sur les glaciers de la Meije et de Tabuchet, dominés au sud par la Meije, une des cimes les plus élevées du massif du Pelvoux". On ne fait guère plus plat. 

Évidemment, je ne parle que de quelques "coins" que je connais et aime particulièrement.

Ce guide a encore deux charmes particuliers pour moi. D'abord, même si cela peut paraître anecdotique, le corps de l'ouvrage est encadré par deux cahiers de publicités, plutôt régionales pour celles qui précèdent et plutôt nationales en fin d'ouvrage. J'aime ces publicités qui fleurent bon les temps anciens (Ah ! les hôtels avec "Lumière électrique dans toutes les chambres" et "Spécialement recommandé aux familles"). 


Ensuite, est inclus dans cette édition un panorama du massif des Ecrins depuis la tête de la Maye. C'est l'œuvre d'un illustrateur haut-alpin, à la renommée locale, dont j'ai déjà eu l'occasion de parler, Emile Guigues. J'aime chez lui le trait léger et l'amour des montagnes, dont il s'est fait l'illustrateur à la fin du XIXe siècle (il a beaucoup œuvré pour les Annuaires du Club Alpin Français). 


Voilà pourquoi je suis content de cette acquisition récente. Ce n'est peut-être pas grand-chose, mais cela me plait, d'autant plus que je l'ai trouvé en bon état (dans le cas contraire, je ne l'aurais pas acheté). C'est aussi ma façon de participer, par l'exemple, aux débats hébergés par des blogs amis sur le "quoi" et le "comment" de la bibliophilie. 

Pour finir, une interrogation. Je ne sais s'il existe une bibliographie de ce type d'ouvrages. J'ai fait quelques recherches au CCFr, mais il est assez difficile de démêler les différentes éditions, entre les changements de collection, de titre, d'auteurs, etc. Il semble que la première édition date de 1870, mais sans certitude. A voir si quelqu'un saura m'en dire plus.