jeudi 19 février 2015

Réponse à Michel Houellebecq

Les lecteurs du blog de la Bibliothèque dauphinoise risquent de s'interroger sur mon besoin soudain d'entrer dans les débats qui traversent la société française, par le biais d'une réponse à Michel Houellebecq. Certes, je ne cache pas que j'apprécie beaucoup cet auteur depuis le début, c'est-à-dire depuis l'Extension du domaine de la lutte. C'est d'ailleurs un des rares romanciers français actuels que je lis et le seul, ou presque, dont je lis tous les ouvrages. Mais c'est un point en apparence anecdotique, mais où l'honneur du Dauphiné est en jeu, qui m'amène à m'adresser à lui.

En effet, dans son dernier opus : Soumission, une courte séquence, celle de la mort de son père, se passe dans le massif des Écrins. Dans le chalet de son père, « situé sur les contreforts de la vallée de Freissinières » (p. 191), il découvre le paysage qu'il voit depuis la grande baie vitrée. La compagne de son père défunt lui présente : « En face, on voit le pic de la Meije. Et, plus vers le Nord, vous avez la barre des Écrins. » (p. 193)

Pour un auteur qui a écrit La carte et le territoire, il aurait au moins été nécessaire qu'il se munisse d'une carte avant d'écrire cela. A défaut de le faire, je vais moi-même lui présenter une carte pour rétablir la vérité. Comme on est tout de même sur la blog de la Bibliothèque dauphinoise, autant choisir une historique. Pour cela, j'utilise celle d'Henry Duhamel, qui sert de carte générale dans le Guide du Haut-Dauphiné, de W.A.B. Coolidge, H. Duhamel, F. Perrin, paru en 1887, premier guide sur le Haut-Dauphiné, à l'usage des randonneurs et des alpinistes.


J'ai reporté sur cette carte la vallée de Freissinières, la Meije et les Ecrins. Il apparaît clairement que ce qui est dit est impossible. Pour finir de s'en convaincre, il faut savoir que la barre des Écrins n'est visible d'aucun point habité, bien que point culminant du massif à 4103 m.


On pourra m'objecter qu'il s'agit de la liberté du romancier qui, tel Tolkien dans sa carte du pays de Mordor et de la Comté, invente un pays imaginaire. Objection acceptée... sauf que le massif des Écrins est vraiment quelque chose de trop important pour que l'on prenne tant de liberté avec lui. Il fallait que cela soit dit. C'est fait. Ma fierté de Haut-Dauphinois est ainsi préservée.

Par la magie du numérique (du digital, comme l'on dit aujourd'hui), voici la Meije et la barre des Ecrins réunies d'un seul point de vue :

Deux gravures extraites de : Les Alpes du Dauphiné, de E. Debriges (1885)

lundi 9 février 2015

Histoire géographique, naturelle, ecclésiastique et civile du diocèse d'Embrun, Antoine Albert, 1783

Parmi les départements français, les Hautes-Alpes est probablement l’un de ceux dont l’historiographie ancienne est la plus pauvre. Partie du Dauphiné, dont le territoire est presque entièrement inclus dans deux diocèses, ceux d’Embrun et de Gap, on ne compte que quelques ouvrages parus avant la Révolution. Le premier et le plus ancien sont les Essais d’Antoine Froment, qui ne concerne que Briançon et sa région. On peut aussi citer, toujours à Briançon, le mémoire historique de Jean Brunet inclus dans un travail sur l’Emphytéose de la Dîme. On comprend dans ces conditions tout l’intérêt que présente le travail du curé Albert : Histoire du Diocèse d’Embrun. Paru en 1783, c’est la première monographie sur toute la partie nord et est du département (Briançonnais, Queyras, Embrunais) incluse dans le dit diocèse.

Avant d’aller plus loin, quelques éléments de réflexion sur cette pauvreté historiographique. A la différence de nombreuses régions françaises, cette portion des Alpes a toujours bénéficié d’un niveau très élevé d’alphabétisation. Cela n’a probablement aucun effet sur l’activité éditoriale, car ce haut niveau état surtout tiré par un usage très pratique de la lecture et de l’écriture par les populations locales (rappelons que de nombreux hauts-alpins étaient colporteurs durant l’hiver). Cette pauvreté éditoriale est tout simplement due à la pauvreté du département. Relativement peu peuplé, sans bourgeoisie active, ni noblesse de premier plan, sans villes formant centres d’attraction régional, sans université, ni vie intellectuelle, il n’est pas étonnant qu’aucun auteur majeur ne se soit manifesté, ni n’est pu faire paraître son travail. Le seul foyer intellectuel est le collège de Jésuites d’Embrun. C’est d’ailleurs à Embrun que s’installe le premier imprimeur permanent du département : François Pierre Moyse, actif de 1776 à 1797, avec son fils (cliquez-ici).

C’est dans ce contexte qu’Antoine Albert, curé de Seyne dans les Alpes-de-Haute-Provence, s’attelle à la tâche d’écrire une histoire du diocèse. Originaire du Briançonnais, de Chantemerle, paroisse dépendant de Saint-Chaffrey,  il travaille à partir des années 1760 au premier ouvrage historique sur le diocèse d'Embrun, qui couvrait, dans les Hautes-Alpes, l'Embrunais, jusqu'à Chorges, le Briançonnais, le Queyras et dans les Alpes de Haute-Provence, l'Ubaye et le pays de Seyne. Avec ce travail, on dispose donc du premier ouvrage historique paru sur les Hautes-Alpes, sorti des presses du premier imprimeur dans le département. Il est paru anonymement en 2 volumes :
M.***. Bachelier en droit canonique & civil de la faculté de Paris, & Docteur en Théologie [Antoine Albert]
Histoire géographique, naturelle, ecclésiastique et civile du diocèse d'Embrun. Tome premier.
Histoire ecclésiastique du diocèse d'Embrun pour servir de continuation à l'Histoire générale du Diocèse. Tome second.
S.l.n.n. [Embrun, Pierre-François Moyse], 1783, in-12, [6]-XIV-562 pp.
S.l.n.n. [Embrun, Pierre-François Moyse], 1783 [1786], in-12, VI-501 pp.
Pour une description complète, cliquez-ici.


Des quatre parties qui composent l’ouvrage, celle qui a le plus de valeur pour nous est la deuxième : Des villes, des paroisses & communautés du diocèse d'Embrun, dont les renseignements sont de première main, soit suite aux observations directes de l'auteur, qui était originaire du Briançonnais, comme on l’a dit, soit grâce aux curés qu'il avait sollicités lors d’une enquête lancée en 1763. Par la fiabilité des informations, cela en fait une source encore largement consultée. La première partie du premier volume est : Du diocèse d'Embrun en général, en 6 chapitres. On y trouve des éléments intéressants sur la description d’un pays montagneux, vu par un homme du XVIIIe siècle, sur le mélèze et le chamois, sur le langage, sur les façons de s’habiller, sur les usages locaux. Le chapitre De l'établissement de la Religion chrétienne dans le diocèse d'Embrun, de ses progrès & des combats qu'elle a eu à soutenir contre les infidèles & les hérétiques, est intéressant par les longs développements sur l'histoire des hérésies et de tout ce qui a été fait pour les combattre : les Pétrobrusiens, les Vaudois et, surtout, les Protestants. On imagine bien que le curé Albert est le tenant d'une stricte orthodoxie et ne peut qu'être satisfait des persécutions qu'ont subies ces différentes hérésies.


De façon plus anecdotique, on apprend : « Un des mets le plus ordinaire pour les gens de la campagne, et même pour ceux des villes qui n'ont pas de facultés pour s'en procurer d'autres, ce sont les pommes de terre, à qui dans le pays on donne le nom de truffes [...]. Ces pommes de terre sont devenues communes depuis une cinquantaine d'années dans la plupart des endroits du diocèse d'Embrun. », ce qui nous confirme que l’attribution de l’introduction de la pomme de terre à Parmentier est abusive.

Les deux autres parties du deuxième volume sont :
Des archevêques d'Embrun, qui contient une notice pour les 88 archevêques d'Embrun depuis Saint-Marcellin, au IVe siècle,  jusqu'à Monseigneur de Leyssin, l'archevêque en place lors de la rédaction de l'ouvrage. Au passage, on note un soupçon de sympathie janséniste chez le curé Albert.
Du clergé séculier & régulier du diocèse d'Embrun.

C’est un ouvrage rare. Tous ceux qui ont écrit sur la bibliographie haut-alpine n’ont pas manqué de relever en même temps l’intérêt de l’ouvrage et sa rareté. Relativement bien présent dans les collections publiques (BNF, BMG, de nombreuses bibliothèques du sud-est), il est beaucoup plus rare sur le marché, surtout en bon état et en reliure d’époque. Pour ma part, en 20 ans de chine dauphinoise, c’est la première fois que je le voyais. On peut trouver parfois le premier volume seul, d’autant que, malgré la date portée sur le titre du second volume, celui-ci a paru au moins 3 ans plus tard, en 1786. Selon les érudits, le tirage serait de 500 ou 600 exemplaires, sans qu’ils nous disent d’où ils tirent cette information.

Il est tellement rare que dans les années 1950, l'Association des Hauts-Alpins de Toulon et du Var décide d'en donner une nouvelle édition, sous forme ronéotypée :
S.l.n.n.n.d. (Toulon, Association des Hauts-Alpins de Toulon et du Var, 1959), in-4°, 2 volumes, [16]-316 pp. et [6]-265-[1] pp.



L’ouvrage a été entièrement transcrit par M. Rappelin, président de l'Association et reproduits par copies stencils. Tiré à 350 exemplaires numérotés non mis dans le commerce, cette réédition est presque aussi rare que la première. Il n'en existe aucun exemplaire à la BNF et au CCFr.


Plus récemment, en 2006, les Éditions Transhumances ont donné une réédition partielle, contenant les notices des communes des Hautes-Alpes, extraites de la deuxième partie du premier volume : Des villes, des paroisses & communautés du diocèse d'Embrun. C'est la partie la plus intéressante de l'ouvrage.


Au passage, j’ai travaillé à une notice biographique du curé Antoine Albert (cliquez-ici), où j’ai soumis à la critique raisonnée les informations des 3 érudits qui ont écrit sur lui (Alfred Rochas, Aristide Albert et le chanoine Sylvestre), le dernier cumulant dans sa notice les erreurs des deux premières. Certes, cela ne change pas la face du monde, mais il est toujours nécessaire de revenir aux sources pour démontrer que l'on ne sait pas quelles ont été les activités du curé Albert avant sa nomination à la cure de Seyne en 1756, qu'en aucun cas il a été curé de Château-Ville-Vieille (Château-Queyras) ni l'auteur des notes sur l'invasion de 1692 dans le Livre vert de cette commune et enfin qu’il n’est pas mort le 15 août 1804, mais le 14 août.

Signature d'Antoine Albert au bas d'un acte dans les registres paroissiaux de Seyne

Chantemerle
Chantemerle