mercredi 20 avril 2011

Le comte Antoine Français de Nantes

Le Manuscrit de feu M. Jérome, publié en 1825 chez Bossange Frères à Paris et Leipzig, est une curiosité de la bibliographie alpine et plus particulièrement haut-alpine.



A première vue, ce récit facétieux et légèrement ironique, un peu fourre-tout, curieux mélange de descriptions réalistes et de récits fantaisistes, agrémenté de réflexions morales, politiques et philosophiques, a peu de rapport avec la montagne.

Pourtant, le premier livre, sur les 6 que contient l'ouvrage, est entièrement consacré au Queyras, une région reculée des Hautes-Alpes. Le chapitre VII de ce livre est particulièrement intéressant, car il évoque la vie des habitants de cette vallée. L'auteur donne une image idyllique de la vie des montagnards, à qui il attribue une pureté de mœurs que l'on ne trouve plus ailleurs.

Découvrons maintenant l'auteur par le beau portrait qu'en a laissé le peintre David, actuellement conservé au musée Jacquemart-André à Paris.


Comment ce grave personnage officiel du premier Empire a-t-il eu l'idée d'écrire sur cette petite région, alors totalement inconnue ? Il faut s'intéresser à la vie de ce personnage haut en couleurs pour mieux comprendre.

Le comte Antoine Français de Nantes est né à Beaurepaire, en Isère, le 17 janvier 1756. Il a eu de nombreuses responsabilités publiques : avocat, directeur des douanes à Nantes, membre de l'Assemblée législative, membre du directoire du département de l'Isère, membre du conseil des Cinq-Cents, préfet de Charente-Inférieure, directeur de l'administration des droits réunis sous l'Empire, député en 1818, pair de France en 1831. Il consacra la fin de sa vie à l'agriculture dans sa propriété de Seine-et-Marne. Il est mort à Paris le 8 mars 1836.

A un moment de sa carrière, Antoine Français de Nantes siégea au Directoire du Département de l'Isère de décembre 1793 jusqu'en février 1795, époque où il fut destitué comme étant trop jacobin. Il réintégra la vie publique comme représentant de l'Isère au Conseil des Cinq-Cents lors de l'élection du 23 Germinal An VI (12 avril 1798). Entre 1795 et 1798, il préféra s'éloigner de la vie politique et se réfugia pendant un temps dans le Queyras. Les différentes notices biographiques différent néanmoins sur les causes de cet exil et, surtout, sur sa position politique.

Selon la Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu'a nos jours, publiée par MM. Firmin-Didot frères, sous la direction de M. le Dr Hoefer, Paris, 1857, qui est la source la plus précise que nous ayons trouvée : "Après le 31 mai [1793], il devint un instant membre du directoire du département de l'Isère. Bien qu'il se fût déclaré partisan de la Montagne, dans une réunion de Dauphinois, et qu'il eut contribué à la chute du fédéralisme, il vit avec effroi se dérouler le drame sanglant de la Terreur; et dans la réaction qui le suivit, voulant échapper aux poursuites que lui faisaient craindre ses opinions si hautement manifestées, il alla chercher sur les montagnes voisines de son pays une retraite temporaire et la sécurité."

Les autres notices biographiques consultées présentent les choses différemment. En général, elles le disent proche des Girondins et affirment que c'est pour échapper à la Terreur qu'il se réfugia dans les Alpes. Par exemple, le Dictionnaire des députés (1789-1889) : "Lié avec les Girondins, il quitta Paris pendant le Terreur, et se réfugia dans les Alpes, où il composa à la manière de Sterne le Manuscrit de feu M. Jérôme et le Recueil des fadaises de M. Jérôme, qu'il publia, plus tard, sous la Restauration". Autre exemple : "Pendant les temps désastreux de l'exaspération révolutionnaire, M. Français ne prit plus aucune part aux affaires publiques."

J. De Séranon, dans son ouvrage : Une vallée des Alpes pendant la Révolution. La Vallouise. Description - Histoire, évoque longuement Français de Nantes. Après avoir relevé qu'il a embrassé avec ferveur les principes de la Révolution, il constate avec ironie qu'il a subi le même sort que les prêtres proscrits dont il avait lui-même rapporté la loi de proscription (1791). Il rapporte que Français de Nantes s'était alors réfugié dans le Queyras "dans les jours les plus sombres de la Terreur". Il précise : "Dans un livre peu connu, mais qui ne manque pas d'intérêt, M. Français de Nantes a noté les détails de son séjour dans cette vallée de nos Alpes, alors presque fermée au monde et qui restait à l'abri des tourmentes et des fureurs révolutionnaires".

Les deux ouvrages en partie inspirés par ce "séjour" dans le Queyras sont :
- Le manuscrit de feu M. Jérome, Paris, Bossange, 1825.
- Recueil de fadaises, composé sur la montagne à l'usage des habitans de la Plaine par M. Jérome, Paris, Bossange, 1826.


Quelques années plus tard, il publia un ouvrage qui ne s'avère qu'une reprise des différents chapitres de ces deux ouvrages :
Voyage sur les Alpes cottiènes et maritimes ou second manuscrit de feu M. Jérome, Paris, Dupont , 1833



Le dernier ouvrage ayant les Alpes pour cadre est :
Voyage dans la vallée des Originaux, par feu M. Du Coudrier, Paris, Beaudoin, 1828

Il a été un auteur très prolifique, usant de plusieurs pseudonymes : Jérome, Du Coudrier, Désormeaux. En plus des quatre ouvrages de la série "alpine" – nous verrons qu'ils ne sont pas toujours en lien direct avec les Alpes – il a écrit un Petit manuel des bergers, porchers, vachères et filles de basse-cour (1831) et beaucoup d'ouvrages politiques, discours prononcés lors de séances à la chambre des députés (1820), au Corps législatif (An VII, An VIII, An IX), etc. Malgré cela, il reste dans l'histoire pour son rôle de protecteur des jeunes écrivains, qu'il n'hésitait pas à accueillir avec beaucoup d'indulgence dans son administration des droits réunis. Comme le dit Rochas, "ses bureaux servirent d'asile à une foule de gens de lettres, qui y trouvèrent une existence honorable. Napoléon, à ce qu'on prétend, en avait de l'humeur ". Parmi eux, on peut citer Casimir Delavigne.

Pour ceux qui voudrait connaître le visage de M. Jérome, ce portrait gravé d'après un dessin d'E. Delacroix (Eugène Delacroix ? C'est en général à lui qu'on l'attribue) est placé en frontispice du volume.