lundi 25 février 2019

Un Dictionnaire des expressions vicieuses de 1810, par l'abbé Rolland

L'esprit de la Révolution était de consolider la France comme une Nation une et indivisible. Pour cela, il était indispensable que cette unité se concrétise dans une langue codifiée, parlée par tous, au-delà des différences régionales. Dans les Hautes-Alpes, il s'agissait de répandre et de généraliser l'usage d'une langue française débarrassée de tout régionalisme. Il s'agissait aussi pour la bourgeoisie issue de cette Révolution, qui devenait la nouvelle classe dirigeante de la France, de se distinguer des classe populaires par un usage épuré et correct du français, débarrassé des « expressions vicieuses » locales (nous parlerions aujourd'hui d'expressions incorrectes), souvent « polluées » par le patois. C'est dans cet esprit que l'abbé Rolland fait paraître ce dictionnaire en 1810 :
Dictionnaire des expressions vicieuses et des fautes de prononciation les plus communes dans les Hautes et les Basses-Alpes, accompagnées de leurs corrections,
D'après la V.e Édition du Dictionnaire de l'Académie.
Ouvrage nécessaire aux jeunes personnes de l'un et l'autre sexe, aux instituteurs et aux institutrices, et utile à toutes les classes de la Société.
Il est sorti des presses de Joseph Allier, imprimeur de la préfecture et de la Société d'Émulation des Hautes-Alpes.


Jean-Michel Rolland est un ecclésiastique né à Gap le 13 février 1745. Élu député du clergé pour Forcalquier en 1789, il a siégé à la Constituante. Sa courte carrière législative terminée, il est commissaire du Directoire exécutif du canton de La Motte du Caire sous la Révolution. En l'An V, le 9 décembre 1796, il est nommé professeur de Grammaire à l’École centrale de Gap, puis directeur du collège. Il est mort à Gap le 29 avril 1810. Il était membre de la Société d'Émulation des Hautes-Alpes et directeur du Journal d'Agriculture qui a paru de 1804 à 1814. Il a été correspondant de l'abbé Grégoire pour son enquête de 1790 sur l'emploi de la langue française. Il est l'auteur de nombreux hymnes, d'un plaidoyer en faveur de Gap comme chef-lieu des Hautes-Alpes, mais son ouvrage le plus important est celui-là.

Ce Dictionnaire répond à un appel de la Société d’Émulation des Hautes-Alpes qui, en 1807, se proposait de décerner au 1er février 1809 un prix de 300 francs pour un ouvrage aidant à corriger les fautes de français les plus communes. Il obtint ce prix.


Sans que cela soit dit, il est très proche de l'esprit et de la forme d'un ouvrage similaire publié par J.-F. Michel en 1807 pour la Lorraine : Dictionnaire des expressions vicieuses usitées dans un grand nombre de départemens, et notamment dans la ci-devant Province de Lorraine ; accompagnées de leur correction, d'après la V.e Édition du Dictionnaire de l'Académie, avec un supplément à l'usage de toutes les écoles. Comme on le voit, il en a même repris le titre presque mot pour mot.


L'abbé Rolland justifie son ouvrage en rappelant que le patois, encore parlé « exclusivement » par « les dernières classes de la société dans le midi de la France », oblige « les hommes même instruits, à l'employer à leur tour dans beaucoup d'occasions », ce qui est « la première cause de ces vices de langage si communs dans le discours et même dans la parole écrite ». Ce dictionnaire veut y remédier. Il contient d'abord les fautes de français propres aux habitants des Hautes et Basses-Alpes, c'est à dire celles qui sont dues à l'influence du patois sur la langue française. Un certain nombre de mots patois sont repris avec l'explication de leur sens en français. Néanmoins, la majorité des fautes contenues dans ce dictionnaire sont celles qui sont communes à tous les Français. Cela enlève un peu de l'intérêt de cet ouvrage pour la connaissance de la langue et des tournures propres aux Hauts-Alpins au début du XIXe siècle.

L'auteur est mort au moment de la parution de ce Dictionnaire, en avril 1810. L'éditeur Joseph Allier, à la suite du succès de la première édition, publie une seconde édition, pensant « rendre hommage à la mémoire de ce savant ». Constatant que ce dictionnaire s'est vendu non seulement dans les Hautes et Basses-Alpes, mais aussi en Provence et Languedoc, il ne craint pas « de changer une partie de cet ancien titre, en le généralisant et en l'appliquant aux départemens méridionaux. ». D'où le nouveau titre de cette seconde édition : Dictionnaire des expressions vicieuses et des fautes de prononciation les plus communes dans les Départemens Méridionaux, accompagnées de leurs corrections. Hormis ce changement et la suppression de la dédicace au préfet Ladoucette qui avait depuis quitté le département, cette seconde édition est en tout point identique à la première édition. Ce sont probablement les mêmes matrices qui ont servi à l'imprimer, voire, il s'agit de la récupération des cahiers de la première édition, avec un titre et un avertissement différents. Les Fautes à corriger sont les mêmes que celles de la première édition, signe que le texte n'a été ni repris, ni corrigé.

L'exemplaire que je présente aujourd'hui et qui vient de rejoindre ma bibliothèque est celui de l'imprimeur Joseph Allier. Il contient d'abord l'ouvrage de J.-F. Michel, pour la Lorraine, puis celui de J.-M. Rolland pour les Hautes et Basses-Alpes. Autant ce dernier est en état parfait, autant le premier porte des traces de manipulations : page de titre déchirée, qui a été doublée, déchirures, dont certaines ont été réparées, coins cornés sur les premières pages, qui ont été redressés, tâches. Cela laisse penser qu'il s'agit de l'exemplaire de travail de J.-M. Rolland, qui a été relié par l'imprimeur avec son édition du dictionnaire de Rolland.

Sur le premier contre-plat, il porte l'étiquette de Joseph Allier.


Cet ex-libris a été imprimé sur un papier de remploi, car on distingue, au verso, les caractères « des Domaines » et un filet imprimé.

Joseph Allier, né à Grenoble le 15 novembre 1763, est le frère cadet de Joseph Allier, imprimeur et libraire de Grenoble. A la fin de 1790, il est appelé à Gap comme imprimeur. Il le restera jusqu'à son décès en 1843. Il a été membre de la société d’Émulation sous l'Empire. Il a été membre du conseil municipal de Gap à partir de 1800 et maire de la ville de 1831 à 1834. Il est mort le 30 mai 1843. Son fils Alfred lui a succédé, jusqu'à la cession de l'imprimerie à Delaplace en 1849.

La bibliothèque de Joseph Allier a été donnée à la Bibliothèque Municipale de Gap en 1980, formant le fonds Allier-Tanc-Tessier qui contient 2 380 livres et brochures, du XVIe au XXe siècle. Cet ensemble est composé pour l'essentiel des ouvrages publiés par la famille Allier comme imprimeurs. Pour cela, les ouvrages de cette bibliothèque sont rares sur le marché.

Cet exemplaire a appartenu au libraire, expert et bibliophile Jacques d'Aspect, de Marseille, dont la bibliothèque a été dispersée cette semaine. Il avait été l'expert de la vente des livres de Me Émile Escallier en 2002.

Après la parution de ce billet, un lecteur du blog m'a transmis l'étiquette/ex-libris de sa librairie :