mardi 25 décembre 2018

La Cloche de Frustelle, de Jean Faure du Serre, 1839

Avec patience et méthode, je collectionne tous les ouvrages de Jean Faure, dit Faure du Serre. Il est probable que cet auteur ne dise quasiment rien à la plupart de mes lecteurs. C'est un de ces auteurs régionaux qui ont eu une certaine renommée à leur époque, car ils ont su capter l'air du temps. Pour nous qui les lisons presque deux siècles plus tard, ils nous font revivre un monde à jamais disparu.

Né à Saint-Michel-de-Chaillol en 1776, Jean Faure a été notaire à Orcières, chef de bureau de l'administration de la préfecture des Hautes-Alpes, secrétaire général de la préfecture des Hautes-Alpes et, enfin, sous-préfet de Sisteron, avant de prendre sa retraite en 1830 au hameau du Serre dans son village natal, d'où il tire son nom d'auteur. Il est mort très âgé, à 87 ans, en 1863.

J'ai toujours aimé le commentaire d'Adolphe Rochas sur l’œuvre de Jean Faure : 
M. Faure a consacré à la poésie les loisirs que lui laissaient ses prosaïques travaux de notariat et d'administration; peut-être même a-t-il cherché dans cette douce occupation l'oubli des nombreux chagrins qui l'ont éprouvé pendant sa longue carrière. On lui doit, notamment, trois poëmes héroï-comiques dans lesquels il chante de fort plaisants événements, dont le département des H.-Alpes a été le théâtre. Ces poëmes sont écrits avec verve et entrain : il y a de la gaîté, de bonnes saillies, beaucoup plus qu'on ne saurait raisonnablement en attendre d'un homme ayant été notaire et sous-préfet.
Parmi ces poèmes "héroï-comiques", je possédais déjà le Banc des officiers et les deux éditions de la Tallardiade. Il ne me manquait que la Cloche de Frustelle, pour compléter ma  collection. Grâce à la vente de la Bibliothèque dauphinoise de Haute Jarrie, du 14 décembre dernier, un modestes mais sympathique exemplaire de la première édition de 1839 vient de rejoindre ma bibliothèque :



En résumé, il s'agit d'un conflit villageois entre les habitants de Pont-du-Fossé (hameau de Saint-Jean-Saint-Nicolas, dans le Champsaur) et le curé de Saint-Nicolas qui, avec l'aide de ses paroissiens, est allé détacher la cloche du Panelle de Frustelle, pour la placer dans sa nouvelle église au hameau des Reynauds (autre hameau de Saint-Jean-Saint-Nicolas). Jean Faure excelle à peindre cette guerre picrocholine entre habitants, qui alla, dans ce cas, jusqu'à un procès devant le tribunal  d'Embrun et un appel devant celui de Gap. Le charme de ces poèmes devait être encore plus fort à l'époque car il est probable que les différentes personnalités citées, en particulier parmi les habitants de Pont-du-Fossé, font référence à des personnages réels qu'il devait alors être facile d'identifier. Jean Faure n'a pas peur de vexer les gens en les dépeignant sous un jour souvent un peu ridicule. Il n'hésite pas à dire, parlant du maire de Saint-Jean-Saint-Nicolas, qu'il est « éclipsé » du poème, car « il l'est également dans l'esprit du pays, où il passe pour n'avoir agi que d'après l'impulsion d'autrui ». Le maire a dû apprécier !

Quant à ceux qui s'interrogent sur ce qu'est une Panelle, cette carte postale ancienne permet de voir qu'il s'agit d'un clocher en forme de cheminée, en haut duquel se trouve une fenêtre où l'on place la cloche :

Avec une faute dans la légende : Trustelle, au lieu de Frustelle.

Un dernier charme de cet exemplaire est cette page d'envois successifs entre les différents propriétaires :


Transcription :
A Monsieur Albert, avocat
Son bien dévoué
Biétrix

Prière à monsieur Fermeau
Prière de conserver cet ouvrage
A. Albert

Prière à mon ami Tournier
d'accepter cet opuscule
Fermau
Seul Aristide Albert est bien connu. Malgré un nom peu courant, je n'ai pas réussi à identifier le premier possesseur.

Il est dommage que l'œuvre de Jean Faure du Serre ne soit aujourd'hui accessible que par l'édition de ses Œuvres choisies donnée en 1892 par l'abbé Gaillaud et rééditée en 1986. De l'avis de tous, elle est fautive et infidèle. L'abbé Allemand accuse l'abbé Gaillaud d'avoir " torturé et défiguré les textes du poète en voulant y mettre du sien". Cet extrait de La Cloche de Frustelle et sa transcription par l'abbé illustrent les transformations subies par le texte :
Texte original (p. 15) :
Les fabriciens,  après court examen,
Votèrent tous en répondant : Amen.
Ainsi fut pris un dessein téméraire,
Qui dut bientôt troubler tout le pays.
Ainsi l'on voit que les plus beaux esprits
Peuvent faillir en croyant de bien faire!

Transcription (et transformation) par l'abbé Gaillaud dans le recueil de 1892 :
Les conseillers, après court examen,
Votèrent tous en répondant : Amen.
Ainsi fut pris un dessein téméraire,
Qui dut bientôt troubler tout cet endroit.
Ce qui fait voir que l'esprit le plus droit
Peut se tromper même en croyant bien faire.
Peut-être qu'un jour, quelqu'un s'attellera à une édition des œuvres complètes fondée sur les éditions originales (je ne sais pas si les manuscrits existent encore) et proposera en même temps une biographie modernisée, et probablement moins "cléricale", de Jean Faure du Serre.

Pour aller plus loin, les pages que je consacre à :
La Cloche de Frustelle
Jean Faure du Serre
et ce message à lui consacré sur ce blog à propos du Banc des Officiers.

dimanche 16 décembre 2018

Le prince Bibesco, le Dauphiné ... et Proust

Il existe un petit jeu qui consiste à essayer de mettre dans la même phrase deux mots que rien ne relient. C'est un peu le même jeu auquel je me soumets en essayant de parler, dans un même message, de Proust et du Dauphiné, deux mondes qui sont totalement étrangers l'un à l'autre. C'est grâce au prince Alexandre Bibesco que je peux créer un lien, certes ténu, entre eux.

Source gallica.bnf.fr / BnF
Le prince Alexandre Bibesco est né à Bucarest en 1842, fils de Georges Démèter Bibesco (1802-1873), prince régnant de Valachie. Le catalogue de la BNF le qualifie d'homme de lettres et de linguiste. Membre perpétuel de la Société de linguistique, il est l'auteur de : La question du vers français et la tentative des poètes décadents. Il est aussi qualifié de poète, essayiste, musicien, et enfin de bibliophile, qui abritait ses collections au 69 de la rue de Courcelles. A cette même adresse, son épouse, Hélène Bibesco a tenu un salon fameux où elle recevait, entre autres, les musiciens Claude Debussy, Fauré, Charles Gounod et Camille Saint-Saëns, les peintres Pierre Bonnard et Édouard Vuillard, le sculpteur Aristide Maillol, ainsi qu'Anatole France et enfin Marcel Proust, qui venait en voisin. C'est là que celui-ci a sympathisé avec Antoine Bibesco et son frère Emmanuel, les fils d'Alexandre et Hélène Bibesco.

Ce que ne disent pas les différentes notices que j'ai trouvées sur Alexandre Bibesco est que ce mondain cultivé était aussi un alpiniste, ou, pour être plus précis, un excursionniste. Il mettait à profit ses villégiatures d'été à Uriage, à un moment où cette petite ville d'eaux avait un certain standing, pour découvrir la région et partir dans des excursions - nous dirions aujourd'hui des randonnées - au Taillefer, à Chamechaude, à Chamrousse, au Granier (Eh oui ! il faisait quelques infidélités vers la Savoie voisine), le Vercors et la Bérarde. Au retour de ses excursions, il prenait sa plus belle plume pour donner le récit de son ascension qu'il envoyait à son ami Xavier Drevet, le directeur du journal Le Dauphiné. Ces textes, publiés dans le journal, ont parfois été tirés à part. Parus entre 1875 et 1887, ils ont ensuite été rassemblés dans un recueil sous le nom de Delphiniana, publié en 1888 par Xavier Drevet. Le prince, poète comme on le sait, y a aussi inséré quelques sonnets, comme ses Adieux au Dauphiné, ou cette Exhortation à Louis-Xavier Drevet. Comme il se doit, en homme galant, il a dédié l'ouvrage à Louise Drevet, la célèbre romancière du Dauphiné, et, accessoirement, l'épouse de Xavier Drevet.



A la lecture de ces textes, nous sommes plongés dans ce monde de l'excursionnisme cultivé, comme a pu le qualifier Olivier Hoibian. Les texte sont écrits sur un ton léger et anecdotique - il ne faut surtout pas se prendre au sérieux. A proprement parler, on n'y apprend rien, mais ce n'était d'ailleurs par leur objectif. Le ton parfois badin et le style soigné, quoique classique, en rend la lecture agréable. Le prince n'hésite pas, le moment venu, à partir dans des digressions, comme, par exemple, lorsque il réussit à parler d'Émile Zola dans son texte sur l'Obiou et Belledonne, à propos du Chalet de la Pra : « Malheureusement, ce poème attend encore son poète. O Émile Zola ! Homère du ruisseau, Shakespeare de l'égout, Balzac des bassesses citadines, de la crapule des prolétaires, des dévergondages psychologiques, des purulences charnelles ! Que n'étais-tu là ! que n'étais-tu, – pour employer un de tes vocables les plus mitigés, – fourré dans ma peau ! ». En dépit de ce que peut laisser penser cet extrait, la suite du texte montre plutôt de l'estime pour Zola.

Ce qui nous est donné à voir est surtout un monde disparu, celui de ces hommes cultivés, mondains, bien élevés et, au fond, dilettantes, qui, lorsqu'ils partaient sur les chemins de montagne, nous en donnaient ensuite le récit. Bien entendu, le prince Bibesco appartenait à la section de l'Isère du Club Alpin Français et à la Société des Touristes du Dauphiné, où son nom apparaît dès le premier annuaire de 1875. Il a réservé ses textes au seul journal Le Dauphiné.

L'exemplaire qui vient de rejoindre ma bibliothèque contient un bel envoi du prince Bibesco à Émile Viallet :


A Emile Viallet, Lamartinolâtre
Le Whymper Dauphinois.
Témoignage de sympathie alpestre
d'un nain pour un géant.
Alexandre Bibesco.
Uriage juillet 1888

Il faut être prince pour se permettre d'écrire que l'on est un "nain" face au "géant" Émile Viallet. Pour ceux qui ne le connaissent pas, cet employé, membre de la grande famille des cimentiers Viallet, est un alpiniste dauphinois dont les exploits ont consisté à gravir quelques beaux sommets comme les Écrins, la Meije ou le Pelvoux, et à en donner le récit, aussi publié par Xavier Drevet :


Certes, au regard des "exploits" d'Alexandre Bibesco, les ascensions de Viallet peuvent sembler le rendre l'égal de Whymper...  Émile Viallet était aussi poète à ses heures perdues, ce qui explique le qualificatif de "Lamartinolâtre". Il faisait publier ses poèmes dans une revue à insertion payante, Littérature contemporaine, d'Evariste Carrance, revue dans laquelle, quelques années auparavant, Lautréamont avait fait paraître son premier de chant de Maldoror (au passage, admirez l'exploit d'arriver à parler dans un même message, de Proust, Zola et Lautréamont, trois écrivains qui n'ont strictement rien à voir avec le Dauphiné !). Le prince, toujours grand seigneur, ne se montre pas moins enthousiaste lorsqu'il parle d’Émile Viallet dans une des Delphiniana : "Émile Viallet, le Whymper Dauphinois, l'escaladeur du Grand Pic de Belledonne avant les câbles, le vainqueur du Goléon, des Fétoules, de l'Etret ; le gagnant de tant de paris désespérés contre l'inaccessible ; Viallet qui, à ses moments perdus, sait se montrer brillant parmi les vélocipédistes du bassin du Rhône ; Viallet l'adorateur des colosses de la Pensée comme de ceux de la Nature, l'enthousiaste de Lamartine comme du Pelvoux ; Viallet, dont les hautes et vaillantes qualités de cœur ne sont dépassées que par une modestie furibonde".



Pour revenir à Proust, sa rencontre avec Alexandre Bibesco ne lui a visiblement pas ouvert les yeux sur le monde de la montagne. Certes, en 1875, Proust était encore un petit garçon, perdu dans les jupes de sa mère, et, en 1888, un adolescent, probablement toujours perdu dans les jupes de sa mère, mais surtout préoccupé de ses émois amoureux et littéraires. A ma connaissance, dans toute sa vie et dans son œuvre, la montagne est totalement absente. Même sa découverte de Ruskin et son admiration pour lui ne lui ont pas donné l'envie de découvrir la montagne.

En ces jours où un envoi de Marcel Proust à  Lucien Daudet a catapulté l'exemplaire n°1 sur Japon de Du côté de chez Swann au prix stratosphérique de 1,51 millions d'euros, sachez qu'un envoi du prince Alexandre Bibesco est sensiblement plus abordable.

Le texte des Delphiniana est accessible sur Gallica : cliquez-ici.

Pour aller plus loin sur la Bibliothèque dauphinoise :