vendredi 6 avril 2012

Théâtre religieux en Briançonnais au début du XVIe siècle

Dans les premières années du XVIe siècle, le Briançonnais vit une floraison de représentations de vies des saints, généralement appelées des mystères. Ces représentations théâtrales, interprétés par les habitants mêmes des paroisses, étaient dont écrites en provençal haut-alpin, pour les rendre compréhensible par tous, et étaient transposées à l'époque contemporaine, pour leur donner un caractère plus pédagogique et édifiant. Ces représentations ont fait l'objet de copies contemporaines qui ont été longtemps conservées dans les archives des communes ou des paroisses. Découverts à la fin du XIXe siècle par les archivistes des Hautes-Alpes ou les curés des lieux (M. Bing, abbé Paul Gauillaume, abbé J. Fazy), ces mystères ont fait l'objet  de publications savantes, essentiellement sous les auspices de la Société d'Etudes des Hautes-Alpes. Ce sont des témoignages rares et inestimables du parler de ces régions et, de façon plus indirecte, des témoins des mentalités des Hauts-Dauphinois en ce début de XVIe siècle, quelques années avant l'apparition de la Réforme.

J'ai donc peu à peu rassemblé dans ma bibliothèque ces publications savantes, qui sont autant de témoin d'une très active vie religieuse locale et, chose plus rare, des témoins du parler local. La liste des mystères publiés, par ordre de représentation ou de copie, est :
- Histoire de saint Antoine, 1503.
- Moralité de saint Eustache, 1504.
- Histoire de saint Pierre et saint Paul.
- Histoire de saint Pons.
- Passion de saint André, 1512.
- Histoire de la translation de saint Martin.
- Histoire de saint Barthélémy.

A cette liste de mystères, provenant tous du Briançonnais, on peut ajouter ce dernier texte, provenant de l'Embrunais. Il s'en distingue par le dialecte utilisé (Embrunais, au lieu de Briançonnais), mais aussi par le sujet. Tous les mystères du Briançonnais correspondent à des vies des saints, alors que celui-ci se rapporte à un épisode de la vie du Christ; extrait des Evangiles :
- Les Rameaux : 1531

Les différents exemplaires que je possède sont :

Le mystère de Sant Anthoni de Viennès publié d'après une copie de l'an 1503 et sous les auspices de la Société d'Etudes des Hautes-Alpes, par l'abbé Paul Guillaume
Gap et Paris, 1884


Mystère en provençal briançonnais de 1503, découvert en 1881 par l'abbé Guillaume dans les archives de Névache (Hautes-Alpes). Le texte du mystère fait 3965 vers. 
C'est la publication qui contient le plus de documents annexes.
Critiqué sur la méthode de publication de ce texte, l'abbé Guillaume précise que cet ouvrage "est moins une œuvre d'érudition qu'une œuvre de vulgarisation".
Jacques Chocheyras (voir ci-dessous) consacre une longue notice à ce mystère, qu'il considère comme l'un des plus intéressants. Au terme de son analyse, il conclut que l'original a été composé dans un établissement antonin de la vallée de la Durance, puis est arrivé dans le Briançonnais par un moine itinérant qui remontait la vallée. Le texte aurait été adapté à Briançon. Il aurait aussi eu une visée missionnaire à l'époque même où les Franciscains tentaient de purger les hautes vallées de l'hérésie vaudoise.

Le mystère de saint Eustache joué en 1504 sous la direction de B. Chancel, Chapelain du Puy-Saint-André, près Briançon (Hautes-Alpes) et publié par l'abbé Paul Guillaume
Gap et Paris, 1883

Le mystère de saint Eustache a été découvert par l'abbé Fazy en juin 1878 dans les archives de Puy-Saint-André et a été publié par l'abbé Guillaume dans la Revue des langues romanes C'est le seul des mystères qui a fait l'objet d'une traduction en français.

Istoria Petri & Pauli. Mystère en langue provençale du XVe siècle publié d'après le manuscrit original, sous les auspices de la Société d'Etudes des Hautes-Alpes par l'abbé Paul Guillaume 
Gap et Paris, 1887

 Le mystère de saint Pierre et saint Paul a été découvert en 1865 par M. Bing, archiviste des Hautes-Alpes, dans les archives de Puy-Saint-Pierre, avec le mystère de Saint-Pons.


Mystère de Saint-André, par Marcellin Richard, 1512. Publié avec une introduction, une nomenclature des documents en langue vulgaire connus dans les Hautes-Alpes, et un petit glossaire par l'abbé J. Fazy
Aix, 1883


Le mystère de saint André a été découvert par l'abbé Fazy en 1878 dans les archives de Puy-Saint-André, avec celui de saint Eustache. Il semble y avoir eu une sourde lutte entre les abbés Fazy et Guillaume autour de la publication de ces mystères. Cela donna ensuite lieu à un échange polémique.


Les Rameaux.Mystère du XVIe siècle en dialecte embrunais, publié avec une introduction et des notes par Louis Royer et suivi d'une esquisse philologique et d'un glossaire par A. Duraffour. 
Gap, 1928 

Mystère en provençal haut-alpin (Embrunais). Il met en scène l'épisode de l'arrivée du Christ à Jérusalem et le repas chez Simon une semaine avant Pâques (les Rameaux), en situant l'action à l'époque de la rédaction du mystère. Cela nous offre des scènes de la vie quotidienne de cette époque. Rédigé par le carme Decressent en 1529 et copié en 1531 par un certain Faure, il n'a jamais été joué, à cause de la médiocrité de sa rédaction et de son style : Factura nihil valet. C'est cependant un témoignage sur le parler embrunais au début du XVIe siècle et sur l'expression de la vie dans l'Embrunais à cette époque.


Pour voir une description détaillée de ces ouvrage, cliquez-ici.
On peut aussi consulter une page Wikpiédia qui leur est consacrée : Mystère briançonnais.

L'ouvrage récent de référence est l'étude de Jacques Chocheyras :
Le théâtre religieux en Dauphiné du Moyen Age au XVIIIe siècle (Domaine français et provençal). 
Genève, Librairie Droz, 1975.

C'est une étude qui porte sur trois secteurs de l'ancien Dauphiné : Grenoble et le Bas-Dauphiné, la vallée de la Doire en amont du Pas de Suse et le Haut-Dauphiné, avec le Briançonnais et l'Embrunais. Pour ce dernier secteur, il analyse tous les mystères haut-alpins en langue provençale : origine, histoire, langue, etc., suivi d'une description analytique du contenu. L'auteur s'attache à déterminer la filiation de tous ces mystères depuis des originaux de la Basse Provence. La Section II. Haut-Dauphiné.(pp.65-116), étudie plus particulièrement les Mystères du Briançonnais. Le sous-titre de cette section est, en soi, un résumé de la thèse de l'auteur : Les arrangeurs des campagnes : les Mystères en provençal du Briançonnais représentés au début du XVIe siècle. Elle contient un historique de tous les mystères cités ci-dessus. En annexe, l'auteur donne une analyse critiques de ces mystères (pp.165-197). La bibliographie reprend les éditions princeps de ces textes (pp. 299-300) et une recension des comptes-rendus correspondants (pp. 306-307). Dans sa conclusion, l'auteur s'attache à démontrer que tous ces mystères sont des transcriptions en provençal haut-alpin de textes élaborés en Haute-Provence. Ils auraient suivi la voie des pèlerins et des artistes en route pour l'Italie par le col du Montgenèvre. Ils auraient aussi servi de contre-propagande à l'encontre des Vaudois qui habitaient ces hautes vallées, dont les croyances réfutaient l'existence des saints. C'est ainsi qu'il répond à la question qu'il posait en introduction : "comment s'explique la représentation de ces mystères en ce lieu et à cette époque ?" En effet, la concentration de ces mystères sur une durée aussi courte et sur un territoire aussi restreint est un phénomène unique. J. Chocheyras fait aussi un parallèle entre ces mystères et la multiplication des peintures murales dans les églises et chapelles rurales. A la différence de l'abbé Paul Guillaume, il ne fait pas un lien direct, mais conçoit les deux démarches comme la manifestation d'un même phénomène. 


Comme souvent pour ce type d'ouvrages d'érudition, on les trouve soit sous forme brochée, soit dans des reliures modestes. Le mystère de Sant Anthoni de Viennès est recouvert d'une demi basane rouge. 


Un ensemble de 5 ouvrages (mystères et publication associée) a été relié par Sicard, à Digne, 1936, pour Elzéar Lieutaud (Volonne 1881 - Laragne 1947), juge de paix à Laragne. Il était le fils du félibrige Victor Lieutaud (1844-1926). 


C'est une reliure solide en basane marron. 

Pour finir, ces publications ont donné lieu à des échanges polémiques entre l'abbé Guillaume, archiviste des Hautes-Alpes, Joseph Roman, avocat et érudit local, mais aussi avec l'abbé J. Fazy, simple curé qui se hasardait dans la carrières de l'érudition locale. Cela donna lieu à la publication de multiples plaquettes qui sont un bon témoignage de l'âpreté des luttes entre érudits locaux, pour acquérir la prééminence au sein de l'historiographie des Hautes-Alpes.