dimanche 25 février 2018

Les Fatourguetos de l'abbé Pascal

L'abbé François Pascal a été un des acteurs majeurs du Félibrige haut-alpin. Homme dynamique et engagé, il a contribué à la mise en valeur et au renom du provençal haut-alpin, tant par ses œuvres que par la création, en 1882, de l'Escolo de la Mountagno [L’École de la Montagne], avec quelques autres notables. De ce fait, il sera à l'origine de la fondation la même année de la Société d’Études des Hautes-Alpes, même si, rapidement, l'Escolo de la Mountagno s'effacera devant la nouvelle société savante animée par l'abbé Paul Guillaume.



La vie de l'abbé Pascal est bien connue. Elle a fait l'objet d'un article de Paul Pons dans le Bulletin de la Société d’Études des Hautes-Alpes, 1955 (cliquez-ici), qui appartient à cette série d'études sur le provençal haut-alpin écrites par le dernier grand félibre du département. Une plaquette a été éditée en 1935 à l'occasion de l'inauguration d'une plaque sur la maison natale de François Pascal à l'Épine, œuvre d’Émile Roux-Parassac, l'inlassable conférencier et écrivain qui a chanté la gloire de son département et de ses compatriotes. Elle rassemble les discours d'autres personnalités, mais le texte principal, relatant la vie l'abbé félibre, est de Roux-Parrassac, qui y déploie ce ton lyrique et enthousiaste qui est sa marque de fabrique. En 1995-1996, Paul Pons a publié la correspondance de Frédéric Mistral et de l'abbé Pascal (cliquez-ici).

Les principales étapes de la vie de l'abbé François Pascal sont :
  • Naissance à l’Épine (Hautes-Alpes) le 17 mais 1848. Il perd son père à l'âge de 7 ans. Formation auprès des curés du village.
  • Études au Petit-Séminaire d'Embrun, puis au Grand-Séminaire de Gap.
  • Ordonné prêtre en juin 1873. Vicaire de la paroisse de Chorges.
  • Curé du Château d'Ancelle, où il écrit une pastorale de Noël en provençal haut-alpin. C'est sa première œuvre en provençal, qui ne sera publiée qu'en 1955.
  • Vicaire de la cathédrale de Gap, en 1877. Aumônier du collège.
  • Premier recueil de poésies en provençal : Une Nia dou Païs, en 1879, qui lui vaut les félicitations de Frédéric Mistral et marque son entrée dans le monde du Félibrige.
  • Création de l'Escolo de la Mountagno, en 1881, avec Charles Damas et Jacques Jaubert. Il en est nommé « Cabiscol ».
  • Majoral du Félibrige en 1882.
  • Traduction en provençal de l'Iliade d'Homère, de 1884 à 1895.
  • Curé de Méreuil, en 1888, visiblement pour s'éloigner de Gap.
  • Aumônier du Lycée de Gap, en 1892.
  • Publication des Fatourguetos, en 1904.
  • Dernière publication en 1926 : Deux poésies nouvelles.
  • Décès à Gap le 27 mars 1932 à 83 ans.
Dans sa notice biographique, Paul Pons brosse ce portrait de l'abbé Pascal :
L'Abbé Pascal n'a que très peu le sens des réalités matérielles; sa distraction est proverbiale. De caractère très indépendant, il ne cache pas ses convictions républicaines, ce qui dans le clergé de l'époque était rare. Il est entouré de solides amitiés : Me Hugues, avocat; Me Lemaître, avocat, qui était le Benjamin de « l'Escolo »; M. Georges de Manteyer. On apprécie sa droiture, la finesse de sa sensibilité, ses réparties savoureuses ponctuées par son juron familier « Sabre de boues ! » « sabre de bois ! » ; ses sermons expriment une âme évangélique, une foi ardente et enthousiaste.

Au début du siècle, l’œuvre publiée de l'abbé Pascal en provençal haut-alpin consiste en un premier recueil de poèmes, Une Nia dou Päis, diffusé en 1879 et en une collection de fascicules contenant les 14 premiers chants de la traduction « en parlar des Aup » de l'Iliade d'Homère, parus entre 1884 et 1895.  Il avait pourtant continué à écrire des courts textes, dont certains avaient été publiés dans des revues et d'autres étaient restés inédits. En 1902, il décide de les rassembler dans un nouvel ouvrage qui reprend l'ensemble de ces écrits. Il se fait aider par Léon de Berluc-Pérussis, le félibre de Forcalquier, qui accepte de relire les épreuves et de lui rédiger une préface. Le décès de celui-ci en 1902 n'arrête pas l'entreprise et le livre paraît le 21 mai 1904, pour le cinquantenaire de la naissance du Félibrige : « Lou jour meme dóu Cinquantenàri dóu Felibrige avèn bouta lou ramèu …. Gap, 21 de mai de 1904 ».

Les Fatourguetos – Fachos ou Refachos - , per Lou Majourau de la Mountagno F. Pascal, Ouficier de la Courouno de Roumanio, Aumônier du Lycée de Gap
Gap, Empremarié & Librarié aupinos, 1904, [4]-XII-351 pp.



Cet ouvrage est un recueil de textes courts, des Fatorgos dont Edmond Hugues donne la définition :
La fatorgo (d'où le diminutif fatourgueto) est essentiellement haut-alpine. Ce vocable est inconnu, croyons-nous, en Provence et ne figure pas dans la plupart des dictionnaires de la langue d'oc.
En même temps qu'il exprime une chose bien locale, le mot échappe par l'étendue même de sa signification à toute définition bien précise. Il embrasse dans son acception les fables et les légendes, les récits et les histoires, enfin, toutes les productions légères de l'esprit populaire.

On pourrait penser qu'un tel ouvrage ne pouvait recueillir que l'assentiment de tous. Voilà un travail honnête, fait pour mettre en valeur une belle langue dont on pressentait déjà qu'elle allait céder le pas devant le français. Écrites par un prêtre reconnu et apprécié, ces fatorguetos pouvaient représenter une saine lecture, à défaut d'une pieuse lecture. En réalité, il n'en a pas été ainsi. Pour des raisons mal connues, le clergé haut-alpin tenta de s'opposer à la diffusion de l'ouvrage. E. Roux-Parassac rapporte :
Bien que jamais un mot osé ne sortit de la plume de notre poète ; des ignorants, des malicieux et des sots, — les trois vont souvent ensemble — décrétèrent d'anathème, son savoureux recueil des : Fatourguetos. On résolut de le faire disparaître à l'imprimerie même. Pourtant rien que le franc, le délicieux langage, entendu chaque jour chez les meilleurs des nôtres.
Comme Théodore Aubanel, l'abbé Pascal subit cette effarante et imméritée condamnation. Tous deux en eurent peine cruelle.
En 1955, Paul Pons revient sur ces faits : « une partie du clergé de Gap désapprouva la publication des « Fatourguetos » et un petit nombre d'exemplaires seulement fut mis dans le commerce. » Il est difficile d'en savoir plus. Quelques décennies plus tard, Paul Pons tentera de vérifier la véracité de ces faits. Il reconnaîtra qu'il n'a rien pu trouver de plus précis :
Y a-t-il eu une cabale lors de la parution des « Fatourguetos » ? L'auteur, devant les critiques, en a-t-il arrêté la diffusion ? Ou bien des confrères, en toute charité, ont-ils racheté les volumes livrés au commerce ? Ce sont là des rumeurs dont-il m'a été impossible d'établir si elle étaient fondées. Nous savons par l'abbé Pascal lui-même qu'il y avait a Gap des «ennemis du Félibrige», des «félibrophobes». Il serait intéressant d'établir l'identité du Dindon qui dut avoir recours à une feuille grenobloise pour critiquer les paroles de l'abbé lors de la «Santo Estello ».
Que pouvait-on reprocher à cet ouvrage ?

Peut-être une certaine trivialité dans les sujets de ces fatourguetos qui se nourrissent des petits faits quotidiens, loin d'une littérature édifiante que l'on pouvait attendre d'un prêtre. Ainsi, en 1879, après la publication de son premier ouvrage, son ancienne institutrice, Mère Marie Xavier, lui réclame des écrits plus sérieux, « une littérature pour les jeunes filles de nos établissements religieux qui n'ont rien à leur portée. »

Peut-être les 5 derniers livres qui reproduisent les échange entre ce vénérable abbé Pascal et une jeune poétesse russe Barbara de Batourine, surnommée Nitchévo, dont il reproduit une vingtaine de poèmes en français que celle-ci a pu écrire avant sa mort prématurée à l'automne 1903. Dans ces échanges, on sent une certaine complicité amicale entre les deux écrivains qui pouvait choquer des esprits qui imaginaient qu'un bon prêtre ne pouvait qu'être détaché des sentiments humains.

Peut-être tout simplement une animosité à l'égard de sa personne. Comme nous l'avons vu, l'abbé Pascal était réputé pour son franc-parler et, chose plus grave, pour ses sentiments républicains, qu'il n'a jamais cherché à cacher. Une telle position, en 1904, à la veille des lois de séparation de l’Église et de l'État pouvait légitimement provoquer hostilité d'un clergé haut-alpin beaucoup plus conservateur et, pour certains de ses membres (l'abbé Allemand, l'abbé Ranguis), beaucoup plus clérical.

A côté de cela, l'ouvrage a rencontré un accueil très favorable. Premier entre tous, Frédéric Mistral n'a pas été avare d'éloges. Comme le confirme la correspondance publiée de l'abbé Pascal, Frédéric Mistral a toujours suivi avec beaucoup d'intérêt et de bienveillance le travail de l'abbé, n'hésitant pas, le moment venu, à donner quelques conseils presque paternels sur l'art d'écrire le provençal. Son accueil des Fatorguetos est dithyrambique, comme en témoigne l'échange de correspondances qui est reproduit en début d'ouvrage :
Vòsti Fatourgueto – que trove deliciouso. Sias veritablamen lou pouèto supreme de vòsti Autis Aup. Escrivès lou prouvençau de la mountagno em' un art et uno sciènci coume jamai s'es vist e jamai se vèira pus. Sias elegant, sias fin e pur e sèmpre poupulàri coume un evangelisto.
Vos « Fatourgueto » que je trouve délicieuses. Vous êtes véritablement le poète suprême des vos Hautes-Alpes. Vous écrivez le provençal de la montagne avec un art et une science comme on ne l'a jamais vu écrire et comme on ne le verra jamais plus. Vous êtes élégant, vous êtes fin, et pur, et toujours populaire comme un évangéliste.

Son ami Edmond Hugues, dans la longue notice bibliographique parue  dans le Bulletin de la Société d'Études des Hautes-Alps (1904, pp. 283-297, cliquez-ici) est tout aussi enthousiaste :
Il semble pourtant que M. Pascal ne fut jamais mieux inspiré que dans Les Fatourguetos. Sa langue, un peu hésitante au début, paraît définitivement fixée. Plus sûr de lui-même, plus maître de son instrument, l'auteur s'abandonne davantage à sa fantaisie et il fait à chaque instant de véritables trouvailles de mots, d'images et d'idées.

Enfin, Paul Pons, quelques décennies plus tard, situe parfaitement l'ouvrage dans l’œuvre de l'abbé Pascal :
Nous avons parlé d'inspiration, celle de l'abbé est très diverse et témoigne d'une sensibilité toujours en éveil. Personne ne s'étonnera de constater que c'est très souvent dans son peuple et dans son terroir qu'il la puise. De ce peuple dont il sort il recueille avec amour les proverbes, les dictons, les devinettes, les jeux.
C'est une anecdote savoureuse, un trait qui l'a frappé, un travers ridicule qui deviennent sous sa plume une « fatorgo » truculente ou malicieuse, jamais méchante.
La « Fatorgo » est souvent précédée, parfois suivie d'une moralité pleine d'une sagesse souriante.
L'Abbé Pascal a écrit quelques fables; on l'a comparé à La Fontaine, mais un La Fontaine plus rustique, plus truculent, plus vigoureux.
Probablement à cause des « manœuvres » du clergé haut-alpin, c'est un ouvrage particulièrement rare. Dans les bibliothèques publiques de France, il n'y a que 2 exemplaires, un à la BNF et l'autre dans le fonds occitan de la bibliothèque de Béziers. Il existe deux exemplaires dans le fonds de la bibliothèque des Archives départementales des Hautes-Alpes, dont celui qui a appartenu à G. Pinet de Manteyer et qui a été numérisé (cliquez-ici). Félicitons au passage ce dépôt d'archives pour son travail remarquable de numérisation de sa riche bibliothèque, auquel on peut accéder soit via leur site, soit via Gallica.



Laissons là aujourd'hui l'abbé Pascal, sur ces quelques lignes du discours de Louis Bechet, prononcé lors de l'inauguration de la plaque devant sa maison natale :
Lou libre di Fatourguetos es coume un gourbelin de frucho de touto meno, veloutado, fresco e pu sabourouso lis uno que lis autro, mai la Parleto sus lou lindau es melicouso que nuon-sai es uno bevèndo requisto que l'on sabouro coume un vin de Castèunou.

Pour aller plus loin, cette page donne une bonne synthèse de la vie de l'abbé Pascal : cliquez-ici. (je lui ai emprunté cette photo de la plaque apposée sur la maison natale de l'abbé).